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Photo du rédacteurSabine

Arnaud Dudek - Lettre à

Tes vingt ans, mes quarante



Ma chère S.,



Dans le gris argent du matin, le jour me caresse la nuque et la cuisine s'embrume. Je fume trop. Mais il me faut cette fumée, parce qu'elle me donne le courage de t'écrire. De t'écrire enfin.


Depuis quelques heures, j'ai le double de ton âge.


Je ne m'explique pas vraiment comment j'ai pu survivre à mes vingt ans. Survivre aux larmes noirâtres que j'ai versées, aux mois de suie qui m'ont étouffés. Non, je ne m'explique pas comment j'ai pu marcher dans ce monde privé de toi. Mais voilà, il y a la douleur qui ouvre le ventre, il y a les hurlements glacés que l'on pousse sous la pluie, les averses furieuses de l'âme, mais voilà, des parapluies finissent par pousser au dessus de nos têtes.


Chère S., je n'ai jamais cessé de penser à toi. A la splendeur des jours avec toi. J'ai simplement fini par comprendre qu'il n'y en aurait plus d'autres, et que je n'y pouvais rien, et que personne n'y pouvait rien. Alors j'ai rangé nos plus beaux souvenirs comme ces feuilles que l'on fait sécher entre les pages des dictionnaires, je les ai placés avec soin, bien à plat, en les lissant avec des poèmes.


Vingt ans que j'avance sans toi. D'autres souvenirs, tenaces, fugaces, importants, futiles, sont venus remplir ma mémoire et se sont rangés dans un autre livre. J'ai couru, j'ai marché et je me suis tu. J'ai escaladé des montagnes mais ne suis pas parvenu à vaincre des collines, j'ai avancé dans le noir mais ne suis pas parvenu à régler mes pas sur les pas du soleil. J'ai déçu, ému, conquis, j'ai fait sourire. J'ai bricolé minutieusement, en deux ans ou en dix jours, des histoires qui ont fait battre les tempes et le cœur d'une poignée de gens. J'ai fait, défait des cartons, rue du B., rue de C., avenue des M. Je n'ai rien soudé, n'ai rien fabriqué avec de la glaise mais j'ai appris par cœur une recette de cheesecake, 250 grammes de gâteaux émiettés, 125 grammes de beurre fondu, 500 g de fromage frais,120 grammes de sucre, deux cuillères à soupe de farine, 3 œufs. J'ai perdu dans des cafés, des bus et des librairies une bonne dizaine de parapluies. Je me suis souvent dépêché de vivre ; parfois, j'ai pris mon temps. J'ai regardé des filles et des garçons s'en sortir mieux que moi, ou du moins le faire croire ; on m'a regardé aussi, c'est certain – que s'est-on dit alors ? J'ai changé des ampoules électriques en bravant mon vertige. Je n'ai pas appris à conduire. J'ai pataugé dans des piscines, à Marrakech, à Concarneau, à deux pas du mont Ventoux. J'ai couvert des pages entières d'histoires et de personnages. Du temps a passé, et j'ai aimé, et j'ai souffert, fait souffrir, raté, réussi.


J'ai beaucoup d'avance sur toi, à présent. Vingt ans de vacances, de yaourts à la vanille, de fuites d'eau, de rencontres, de verres de vin blanc. Vingt ans de premières fois que tu ne connaîtras jamais. Une avance que tu ne combleras pas.


Sur cette photo que je regarde souvent, nous – les deux A., C., F. et toi, la bande – sommes tous assis sur l'immense chaise qui orne l'entrée d'un célèbre parc d'attraction. Balafres de sourires, joues rebondies, nous avons dix-neuf ans et nous comptons dévorer notre futur à belles dents, tandis qu'un soleil juteux nous illumine. Trente secondes après la photo, tu glisseras de la chaise et tu t'écorcheras les genoux sur le bitume.


Un beau soir à mon tour je serai mort. Et des enfants continueront à rire sous la lune, à se frotter au bitume, à rire des histoires qu'ils auront fabriquées en chuchotant. C'est la vie, c'est ainsi. Mais je ne suis pas pressé, ma très chère S., pas pressé de te rejoindre.


Ne m'en veux pas.

Attends-moi lentement.


Je t'embrasse.


D.


Cadavre exquis - Puzzle


Il a l'allure légère et discrète. D'un œil pétillant il y a toujours une once de malice qui frémit par dessous ou au-dessus de ses lunettes qui semblent le protéger de l'extérieur mais aussi qui enregistre, observe, note tout. À moins que pas du tout, peut-être une façon de décrire le monde qui nous entoure sans le juger. Son écriture pétille comme son regard, à la douceur de ses thématiques d'écrivain mais aussi d'être humain qui vont de l'exploration des émotions intérieures à l'ironie drôle et subversive d'un contemporain de notre époque. Observateur du détail qui en dit long, il vient de publier avec toujours autant d'appétit. Arnaud invente des histoires et des personnages un peu torturés, toujours en réflexion sur leur présence au monde. Monde qu'il n'a de cesse de d'interroger, de craindre et de prendre la pose, il convient de prendre le temps de vivre comme le vent se lève. Alors il étend ses ailes et part. Haut.


Claire et Julien (Compagnie théâtrale Oculus)



La Compagnie Oculus est une compagnie de théâtre professionnelle tourangelle qui a notamment mis en scène un texte d’Arnaud Dudek « Rester sage »




Ces textes et photographies sont protégés par le droit d'auteur. Merci de ne pas les reproduire sans autorisation !



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