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Arnaud Dudek - Contribution à la théorie des résidus cubiques



Tout est mathématiques, dit-il. Le vin que je suis en train de boire (il se ressert), l'immeuble dans lequel tu vis, les statistiques que te demande ton patron... Partout des règles, des théorèmes. Et le bonheur, le coupe-t-elle, et l'amour ? De simples équations ? Sans aucun doute, répond-il en faisant claquer sa langue.


Voilà plus d'un mois qu'ils sont ensemble. A ce stade de leur histoire, ils n'ont pas encore envisagé de fondre leurs individualités dans un couple. Mais il a laissé une brosse à dents chez elle et, dans son sac à main chaotique, entre un kleenex usagé un miroir de poche, il y a le double de ses clés à lui.

Je pense surtout que tu es contaminé par tes études, ajoute-t-elle. Tu es comme un étudiant de médecine qui s'imagine attraper toutes les maladies du monde. Ta thèse déteint sur ta perception des choses. Vous avez sans doute raison, docteur, ironise-t-il.


Il conviendrait de changer de conversation, de glisser sur un terrain plus neutre, mais ils n'y arrivent pas. Trop de vin, sans doute. Des arguments se croisent et s'entrecroisent jusqu'à une heure du matin, puis la fatigue finit par empâter leur esprit. Elle va se coucher, il la rejoint, le noir apaise les tensions, ils envoient promener les couvertures. Ils parlent encore, après. C'est lui qui remet le sujet sur le tapis. Ça aussi, tu vois, c'est mathématique. Ça, demande-t-elle, tu parles de ce qu'on vient de faire ? Je te taquine, sourit-il. Et puis, doucement, étrangement, la conversation nocturne glisse sur l'enfance, son enfance lui. C'est cette nuit-là qu'il lui raconte, en fixant le plafond, sa vieille obsession pour le nombre trois.


Quand il avait dix, onze ans, le plus petit nombre premier impair lui dictait son comportement. Il devait tout faire trois fois. Se laver les mains, les dents. Éteindre, rallumer la lumière de la salle de bain. Dans son lit, il y avait trois oreillers. Dans sa trousse d'écolier, trois crayons de papier. Il ne sait pas comment c'est arrivé dans sa vie. Un terreau fertile, une passion pour les mathématiques additionnée à un manque de confiance en lui, alors on glisse vers les rituels rassurants, vers tes troubles obsessionnels. Mais je suis guéri, finit-il par clamer, rassure-toi. La preuve, ne peut-elle s'empêcher de glisser : tu travailles sur les résidus cubiques. Il hausse les épaules. Ils s'endorment en cuiller.


Le lendemain, elle ne se rassure pas vraiment en faisant des recherches sur la symbolique du trois en numérologie. Certes, il y a du positif : la créativité, l'adaptabilité, l'originalité, la sensibilité. Mais c'est aussi le symbole de la vanité, de l'arrogance, du cynisme. Les personnes dont le chemin de vie est gouverné par le nombre trois peuvent devenir les plus grands orateurs comme les pires maniaco-dépressifs. Allons bon, se dit-elle, je couche avec un drôle de phénomène.


Après cela, elle se met à compter tout ce qu'il fait. Tiens, il a repris trois fois du cassoulet. Tiens, il a fumé trois cigarettes. Il se cogne à un meuble et grogne trois fois, putain, putain, putain. Comment prendre un homme pareil dans ses bras ? Comment rester naturelle face à ce crâne en surchauffe ? Elle tente d'en reparler, il esquive. Elle se dit que cela vient peut-être d'elle. On ne remarque que ce que l'on veut voir, finalement. Tiens, n'ont-ils pas échangé leur premier baiser un trois mars ?

Elle finit par se raisonner, et ça passe. Elle ne compte plus. Il soutient brillamment sa thèse. Elle fait de la place dans sa commode, et il y laisse quelques vêtements. Il entame un régime, arrête de fumer. Le nombre trois sort du champ. Jusqu'au jour où.


Leurs premières vacances ensemble. L'appartement qu'ils louent à Barcelone est spacieux et confortable. Il y a quelque chose de louche dans cette perfection, se dit-elle en souriant au grand miroir de la salle de bain. Gaudi, tapas, plage, lit king size. Culture, nourriture, huile solaire, culbutes. Elle se dit, au bout de deux jours, que rien ne pourrait entailler leur bonheur. Mais cela finit par se fendiller. Des petites choses qui prennent de plus en plus de place. Regarde, dit-il, cette grosse dinde. Et ce grand black, pas l'air bien futé. Il y a beaucoup de basanés dans le métro, fais attention à ton sac, mais regarde-moi ces gamins des rues, tous des voleurs. Elle s'était bêtement concentrée sur un nombre. N'avait pas remarqué, n'avait pas voulu regarder l'attirail de préjugés qui lui sert à décrypter le monde.

Leur duo se délite. Puis l'histoire se termine. Trois ans plus tard, il lui touche le coude dans un bar à la mode, tu as bonne mine, toi aussi, qu'est-ce que tu deviens ? Il est devenu maître de conférences, enseigne les mathématiques appliquées dans une université de province. Elle se marie en été, elle attend un bébé. Il la félicite, paraît sincère. Et tes recherches ? lui demande-t-elle. Toujours les résidus cubiques ? Non, il est passé à autre chose. Son champ de recherches s'est élargi à la théorie des nombres, notamment l'étude des représentations galoisiennes. Ah, sourit-elle, les yeux plongés dans son jus d'abricot, ça a l'air fascinant. Elle se dit que sa barbe de trois jours lui va bien. Elle se dit qu'il aurait pu être le père de l'enfant qu'elle porte. Puis, lorsqu'il arrive au bout de sa tirade sur la part, trop importante à son goût, d'étudiants asiatiques dans son université, elle se dit que non. L'interrompre, vite. Lui tapoter l'avant-bras avant qu'il ne passe au lobby L.G.B.T. Bon sang, elle doit filer, l'amie qui l'accompagne est pressée. Ils se font la bise. Promettent de s'appeler.


C'était qui ? demande l'amie-alibi dès qu'elles sortent du bar. Un ex, répond-elle en rougissant. L'obsédé des chiffres ? insiste l'amie. Oui, répond l'autre en baissant les yeux, en chair et en os. Ses mains se posent machinalement sur son ventre. Jusqu'à l'arrêt de bus, elle ne prononce pas un mot.




Tours, 28 février 2014. La Compagnie théâtrale Occulus. « Rester sage ». La Boite à Livres, Claire… Arnaud DUDEK. Nous étions une vingtaine à écouter les mots d’Arnaud et de son récit. Une vingtaine a assisté aux premières répétitions de la mise en scène. Un chouette moment de mots oralisés, une saveur exquise et voilà… j’en étais foutue de ma rencontre avec Arnaud. Je ne pouvais fuir (petit clin d’œil à son deuxième roman : Les fuyants). Un grand sourire francs et sincère ornait mon visage et du coup le mien.


Merci Arnaud pour ces moments joyeux et sincère et pour cette nouvelle que tu m’offres. Tout ton univers que cette contribution à la théorie des résidus cubiques. Une saveur, une plume et toi… généreux et savoureux à souhait.



Contribution à la théorie des résidus cubiques

Arnaud DUDEK Un été jaune carré

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