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Arnaud Dudek - La grande cabane

Dernière mise à jour : 23 mars 2019


1.


Selon une idée largement partagée, la classe ouvrière aurait disparu en Occident. Certes, elle s’est étiolée en tant que corps politique massif ; mais les ouvriers et prolétaires existent toujours en nombre, qu’ils soient au chômage, ou qu’ils travaillent dans ce qui reste d’usines dans nos contrées en voie de désindustrialisation – à la Synoxys, par exemple.


Elle se dresse aux abords de la nationale cent trente-six, la route qui longe N. : la Synoxys, usine spécialisée dans la confection de tubes en acier inoxydable sans soudure. La Synoxys, deux-cent trois salariés âgés de dix-neuf à soixante ans. La Synoxys va bien, paraît-il. Son carnet de commandes est garni. Le leader helvète des aciers spéciaux, qui possède soixante pour cent du capital de l'entreprise, aurait du reste les reins solides... Mais dans un an et demi, les Suisses seront placés en redressement judiciaire. Oh la Synoxys ne fermera pas tout de suite, un repreneur finira par se manifester, un groupe américano-britannique qui proclamera qu'aucun départ contraint ne sera à déplorer, promis juré craché. Le repreneur sollicitera tout de même des aides publiques – la région mettra la main au portefeuille. Au plus haut sommet de l'état, on assurera aux salariés de la Synoxys qu'ils peuvent « dormir sur leurs deux oreilles ». Un an de perfusion, mais cela ne suffira pas. Arguant que le coût de production est environ de vingt-cinq pour cent au-dessus des prix du marché, le repreneur présentera sa « solution ultime », soit un petit plan social comprenant cent licenciements. Prises de parole ulcérées du maire de N. – qui tapera du poing sur la table en formica du directeur de cabinet du ministre de l'économie –, grève médiatisée, manifestation dénonçant les patrons voyous et l'état complice, occupation illicites du site, cagettes brûlées, quasi-séquestration du nouveau directeur des ressources humaines : rien n'y fera. Le groupe américano-britannique licenciera. Puis le groupe américano-britannique décidera de ne pas garder l'usine dans son périmètre industriel. On a été lâchés, lancera à la presse, écœuré, le porte-parole de l'intersyndicale. On a été lâchés, lancera à la presse, écœuré, le maire de N.


Mais nous n'y sommes pas encore.



2.


Il est seize heures quinze. Quelques ouvriers se sont massés près du totem « Bienvenue sur le site de N. ». – cigarettes, barres chocolatées, verbe haut. Une question est lancée : pourquoi ne pas poursuivre la conversation au chaud ? Dans un endroit agréable où les bières sont servies à la bonne température, un sas de décompression où l'on pourra évacuer le stress des cadences et se préparer en douceur au retour à la maison ? Assentiment général.

Chez Chouchou ? lance un des gars.

Chez Chouchou, répondent, en cœur, les autres.


Quelques minutes plus tard, on s'installe au fond du Café des sports, sous une vieille affiche « Bière gratuite, demain. » Au légendaire Chouchou, on lance la phrase magique des piliers : comme d'habitude. Les chopes s'entrechoquent, les voix se mêlent, on parle mécanique, football, jardinage. Les verres de Daniel, de Domi, de Gilbert, de Mouloud, de Jean-Luc sont rapidement vides : Chouchou, tu nous sers la petite sœur ? Au Café des sports, on aurait presque envie de croire que les lendemains chanteront. Une belle prime de rendement. Une aïeule richissime, le nom de l'un des gars sur le testament. Un émissaire de la Juventus dans la tribune du club de foot local, et au bout de quatre-vingt-dix minutes un contrat professionnel pour le petit dernier. On les mérite, ces kilomètres de vie en rose, on les mérite tellement…


Coup d’œil à l’horloge. Assez rêvé. On règle l'addition en petite monnaie. On teste son haleine en soufflant dans ses mains, allez, ça ira pour ce soir. Samedi, Gilbert passera son temps, rideaux ouverts, en short et torse nu dans la chambre du rez-de-chaussée qui donne sur le jardin et qu'il doit rafraîchir. Samedi, Mouloud passera la tondeuse, puis s'endormira devant un reportage consacré aux yachts des milliardaires. Samedi, Daniel et Daniel junior essaieront de calculer des volumes. Samedi, Jean-Luc boira d'autres demis, des tas, et ça fera des marques dans sa tête, comme le soleil sur la peau quand on passe la journée au bord de la piscine...

Samedi, que fera Domi ? Il retapissera la chambre de son fils. Il posera du parquet. Mais chaque chose en son temps. Ce soir, au Café des sports, il s'attarde.


– Sofia, fait-il à la jolie serveuse, je te ramène ?



3.


C'est le printemps deux mille quinze, la pluie tambourine sur le toit d'une vieille Peugeot grise égarée au bout d'un chemin de terre. A l'intérieur, deux personnes aussi mutiques qu'immobiles. Un quadragénaire mal rasé au volant, une jeune fille à la place du mort.

– Gamine, sourit Domi. T'es qu'une gamine.

Des flammes apparaissent dans les yeux de Sofia, obligeant Domi à baisser les siens.

– J'espère que tu plaisantes, fait Sofia. Sans ça... – Jolie gamine, essaie de se rattraper Domi.


Les flammes commencent à diminuer. Domi frotte machinalement une sorte de croûte qui a durci sur son volant, et qu'il écaille du bout de l'ongle. Tout autour de la voiture, les arbres et les broussailles s'agitent, bruissent, parlent. Tout un peuple de plantes et de petits animaux les regarde et se demande pourquoi ce couple improbable a choisi de déranger leur nuit.


– C'est mon endroit préféré, fait Sofia après une bonne minute de silence. – La forêt ? demande Domi. Où bien ce morceau de forêt en particulier ? – Cette forêt. C'est calme, tranquille. Je ne comprends pas pourquoi les gens ont besoin de tous ces trucs artificiels. Je m’enivre rien qu’en marchant dans les bois. Un jour, je construirai une maison ici. – Quel genre ? – Une sorte… Une sorte de grande cabane. Avec une terrasse, peut-être. – T'es bien trop près de l'agitation de la ville. Et la ville va finir par grignoter la forêt. Te rattraper. Tu pourras habiter un an, deux ans grand maximum dans des conditions idéales. Après ce sera fichu. Des immeubles. Un centre commercial peut-être... Cette forêt, elle finira par ne plus exister.


Sofia baisse les yeux, c'est triste ajoute-t-elle.

– C'est la vie. Nous aussi… – Nous aussi quoi ? – Nous aussi, on finira par arrêter d'exister…

– C'est la vie. Nous aussi... – Nous aussi quoi ? – Nous aussi, on finira par arrêter d'exister…


Après l'amour, Domi s'assoupit à moitié, tandis que Sofia redevient bavarde. Elle a encore envie de parler de la grande cabane qu'elle voudrait construire. Chambre orientée plein sud. Cuisine américaine, bien entendu. Un bureau qui servirait aussi de chambre d'amis. Et puis un passage secret.

– Qui mènerait où ? demande Domi, qui s'est un peu réveillé. – Qui mènerait chez toi. Comme ça, tu pourrais me rejoindre dès que j'en aurais envie. – Moi, juste moi ?


Bientôt vingt-deux heures, bon sang, il faut que Domi rentre. Sa femme va commencer à se poser des questions. Les yeux fixés sur le volant, la main dans les cheveux souples de Sofia, Domi se demande comment il va bien pouvoir se sortir de cette situation sans froisser sa belle du soir.

– Tu vas construire ma maison ? demande Sofia. – Écoute, fait Domi, là faut que je rentre. Mais on pourrait... – T'embête pas, va. T'as tiré ton coup, t'es content... Je me casse.


Raté : Sofia est vexée.

– Attends...Je te ramène chez toi. – Laisse tomber. Je la connais, la forêt ! Tchao !


Il aurait voulu lui dire merci. De l'avoir fait rajeunir. De lui avoir accordé de l'attention. De lui avoir fait oublier, un court instant, qu'il a deux crédits sur le dos, une épouse dépressive et un enfant précoce dont il se demande ce qu'il va pouvoir faire. De lui avoir fait oublier la Synoxys, le rendement, le quotidien grisâtre qui fond sur sa peau comme de la cire et l'empoisonne, petit à petit. Trop tard, la portière a claqué. Domi a un dernier regard pour la jolie rêveuse qui tourne le dos à ses phares, puis il démarre.


Il l'aidera peut-être à la construire, la grande cabane.

Oui, se convainc-t-il en passant la troisième : il aidera Sofia. D'une façon ou d'une autre.



La grande cabane

Arnaud Dudek

Un été jaune carré



Arnaud Dudek est devenu un incontournable des étés jaune carré, un peu comme un ami qui passe et s’installe, me confie sa part de mots, les petites joies éphémères qui se distillent, tel un sachet de thé, dans tous les instants de la vie. Arnaud c’est mon poète, mon troubadour, mon génie bienfaisant et bienveillant, ma part de beau et de doux, un écrivain qui d’un mot, me percute, me fait lever la tête et déposer un sourire sur les maux qui cognent, tapent. Arnaud oui est un poète, un Jacques Tati des temps modernes comme j’aime lui rappeler, un Charlie Charlot déguisé sous la plume de Prévert, un vrai de vrai, un auteur qu’on aime avoir près de soi les jours de tempête, de grand vent comme les jours où le soleil brille. Il est. Et être est ce quelque chose qui fait du bien, un bien fou, un bon génie, un bien tout en finesse et délicatesse, un bien tendre et doux, un bien malicieux et généreux… mais surtout un bien présent, un bien vrai et résilient.



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