Vous étiez une très vieille dame, sans doute la plus âgée du hameau. L’œil vif, alerte, marchant à petits pas comptés et déterminés sur le chemin, dans la venelle, sur les sentiers côtiers…
Rosa.
Vous portiez une blouse en nylon, autrefois on disait un sarrau, des motifs blancs et discrets sur fond de bleu très pâle, signe distinctif ici des femmes qui travaillent.
Et vous travailliez. A quatre-vingt dix ans passés !
Je fais mon reuz, disiez-vous, employant ainsi cette formule bretonne qui signifie que l’on s’occupe dans la maison, le jardin.
La première fois que je vous ai vue, vous poussiez une brouette pleine de bûches pour la cheminée, prête à les déposer le long du mur, à alimenter votre feu de bois. Je vous ai proposé de vous aider. Vous avez accepté. Nous avons cafété*.
Trois mois plus tard, à mon retour en Bretagne, L’Ankou était passé et je n’ai vu que votre tombe au cimetière, une large dalle en granit rose. Et votre nom près duquel j’ai déposé quelques fleurs cueillies dans les talus :
ROSA PINELLI
Pinelli ? Votre nom de jeune fille avant votre nom d’épouse comme le veut la coutume. Vous étiez d’origine italienne et je vous imaginais, vous la fille du Sud, amoureuse d’un beau marin breton quittant le soleil, la lumière sur les murs blancs, pour vous installer au bout du monde dans ce petit village finistérien du Pen Ar Bed*, tout près des brumes et du crachin. Fallait être amoureuse ! pensais-je.
La réalité était moins romanesque. Vous me l’apprenez autour de la grek*.Vous aimez la conversation, la solitude vous pèse parfois, malgré les visites régulières de vos enfants.
Vous parlez sans accent , Rosa.
Mais je suis arrivée en France à deux ans ! On fuyait Mussolini. J’aurais pu aller à New-York… mais on est arrivés à Brest.
Dans les années 20, vous aviez fait partie de ceux que l’on ne nommait pas alors les migrants. Vous vous en étonniez vous-même, sans souvenirs de vos premières années italiennes et je vous avoue que je vous trouvais plus brestoise que napolitaine.
Aviez-vous eu une belle vie dans ce XXe siècle que vous aviez traversé ? Un mari, quatre enfants, une vieillesse qui semblait calme et active à la fois. Vous aviez échappé au cancer, à cette maladie qui conduit aujourd’hui ceux que l’on appelle affectueusement les p’tits vieux (pas toujours si vieux que cela) dans les Ephad de la région où ils finissent leurs jours entre murs et couloirs sinistres, purées immangeables et compotes sans goût. Rosa, vous aviez échappé au naufrage.
Vous marchiez.
Vous parliez.
Vous faisiez les courses, le jardin.
Vous regardiez la télévision, lisiez le Quotidien.
Mais… Vous attendiez.
La mort ? Non. Autre chose… Avant.
C’était votre visage, une expression, votre regard qui s’arrêtait un instant sur les autres. Je vous connaissais peu, me contentais d’un bonjour/bonsoir. Et dans ces moments furtifs, je sentais, à l’appel de vos yeux, une demande muette, un peu mélancolique. Vous aviez besoin de bavarder. Vous n’aimiez pas les ragots et cela vous condamnait à une certaine solitude.
C’est comme ça que Coralie, Cora, entra dans votre vie.
Beaucoup plus jeune que vous, elle venait d’arriver dans cette région qu’elle n’aimait guère. Jolie, les yeux verts, un peu timide, discrète, sensible. On ne savait rien d’elle, ou presque. Sa mère, un assez mauvais caractère, une pikez*, ne s’entendait pas très bien avec elle. Cora était à l’âge où les jeunes sont parfois agaçants. Le début de l’adolescence.
Elle quittait la maison, les disputes, les claques aussi. Elle aimait les chemins, c’était son côté rêveur, poète. Fuyant sa mère et son nouveau compagnon de couleur, comme il convient de le dire, elle cherchait une amie et la douceur qui lui manquait. Un matin d’été, elle passa devant votre jardin et la minuscule barrière blanche qu’il était tentant de sauter. Elle ne le fit pas et s’arrêta. Vous veniez de suspendre votre linge à la corde, il faisait beau. Cora, intriguée, vous regardait à travers la haie. Une si vieille femme, toutes ces petites rides sur le visage, ces cheveux si courts et si blancs ! Et qui avait toutes les occupations quotidiennes des femmes plus jeunes ! Vous sentîtes une présence. L’intérêt que cette demoiselle vous portait ne vous échappa pas. Vous lui adressâtes la parole. Timide, elle fit entendre une petite voix et accepta un verre d’eau fraîche.
Votre amitié n’aura duré que quelques mois. Mais ce fut une vraie rencontre. La dernière.
Cora passait régulièrement vous voir. Elle savait qu’elle pouvait entrer par la véranda. Un jour, je vous ai aperçues, toutes les deux, par la fenêtre entrouverte, elle sur le canapé, vous sur le fauteuil. Qu’est-ce que vous pouviez bien avoir à vous raconter toutes les deux ? Parfois, c’était le silence entre vous, ou des murmures que vous seules entendiez. C’est cela, la rencontre, l’amitié ou l’amour, être ainsi à deux, ensemble, et se comprenant toujours, et souvent sans les mots. Le silence est un lien, un conducteur puissant. Vous le connaissiez.
Vous n’étiez pas toujours à la maison. Vos rendez-vous n’étaient pas notés à l’avance. Lorsque Cora remontait la venelle, qu’elle apercevait les fenêtres fermées, elle savait que vous étiez… aux commissions. C’était le vendredi matin. Elle poursuivait alors sa promenade, ou s’installait dans votre jardin. Vous lui aviez permis cette possibilité. Tranquille, installée sur le petit banc de bois dans un coin, elle vous attendait. Tout était beau. Cette clématite qui courait sur un portique, les bokez laed* (vous lui aviez appris le mot), les iris bleus, les jonquilles. La pelouse était toujours parfaitement tondue de chaque côté de l’allée. Il y avait des hortensias rouges près de la corde à linge. Vos effets*bougeaient un peu, signe d’une légère brise. Au loin, on apercevait des chênes et des pins dans une sorte de gaze bleuâtre, la brume matinale, plus loin encore de gros massifs vert sombre, touffus. Et puis le ciel, les confins. Cora, sans doute, méditait. La contemplation du paysage apaisait ses tourments.
Vous l’avez vue ainsi, à plusieurs reprises, attendant votre retour. Et sans doute était-ce pour cela que vous rapportiez quelques friandises, parmi les courses, au fond de votre panier. Cora appréciait. Le vendredi, le jour des douceurs.
Un matin, alors que vous étiez seule à la maison, je suis passée pour prendre quelques nouvelles, vous dire bonjour. Je vous ai vue à travers le carreau, assise près de la grande table en bois, lisant le Quotidien. Vous aviez l’air si concentrée, si intriguée. Vous aviez l’air interdite, oui. Ce fut pour moi une évidence (que j’appris plus tard par une de vos filles), vous regardiez les avis de décès. Tous ces noms, ces inconnus souvent, et souvent bien plus jeunes que vous. Un homme du hameau était mort depuis peu. Alerte comme vous, dans la cour, au jardin, au verger. En quelques mois, cette vie si bien remplie s’est achevée.
Ce départ était-il pour vous un signe ? Pensiez-vous à ce moment-là que votre tour serait pour bientôt ? Vous n’en parliez jamais. Peut-être à Cora ? Vous n’étiez jamais malade.
Peu de temps après, une voisine me parlait de votre santé. Rosa est fatiguée, me disait-elle. Elle a mal. De l’arthrose. Enfin, à son âge… ! Elle qui n’avait jamais rien.
De l’arthrose… Croyait-elle à ce qu’elle me racontait ? Moi, non. Le diagnostic est tombé assez vite après une visite chez le médecin, des examens à l’hôpital. Cancer du pancréas. Il n’y en avait plus pour très longtemps.
L’une de vos filles habitait un pen-ty au bout du chemin, je lui demandais de vos nouvelles. Après une semaine de séjour à l’hôpital où vous avez refusé de rester, on vous a installée dans la petite chambre du rez-de-chaussée de votre jolie maison. C’est là, chez vous, que vous avez choisi de fermer les yeux. J’appris que Cora vous voyait chaque jour, qu’elle passait du temps avec vous, près de vous. Vous vous inquiétiez pour elle tant la tendresse était grande entre vous. Votre fille vous disait qu’elle lui parlait, qu’une amitié, aussi, commençait à naître.
J’espère, Rosa, que vous vous êtes endormie en toute tranquillité. Ce que je sais c’est que, jusqu’au dernier moment, vous avez été accompagnée. Personne ne vous a abandonnée. Cora, ce soir-là, était avec vous.
Sur la couverture au bout de votre lit, assise et ne vous quittant pas des yeux. Ses yeux clairs qu’elle plissait un peu. Elle attendait aussi, sans peur. Sa fourrure était douce au toucher et ses ronronnements furent la dernière voix que vous avez entendue en ce monde*.
Notes
* Après la mort de la vieille dame, Cora, chatte européenne de deux ans allait chaque jour près de la véranda de la petite maison. Elle s’arrêtait à la chatière et restait assise. Elle ne rentrait plus. Elle vit aujourd’hui chez la fille de Rosa. Elle, l’enfant battue, défend son territoire comme une tigresse. La mère de Cora, Léontine, est une chatte siamoise recueillie avec sa fille de deux mois dans notre pen-ty de Logonna. Elle s’est très bien entendue avec Chat-Gall notre noirot si accueillant. Mais lorsque sa fille a grandi, elle l’a chassée. C’est ainsi que Cora s’est retrouvée comme une âme en peine dans le jardin de Rosa qui l’a adoptée.
*Cafeter : discuter autour d’un café
*La grek : la cafetière
* Des bokez laed, du breton, littéralement des bouquets de lait (primevères)
* Une pikez : vient de la pie, en breton. Chipie, mauvaise.
*Les friandises, c’étaient des filets de poisson frais.
Marie Le Gall est une écrivaine qui a l’art de me cueillir, m’interroger et me prendre par la main, m’emmener sur les chemins escarpés de la vie, s’enfoncer dans les genêts, rencontrer la force et la vigueur de l’océan, entendre la puissance des vagues et ressacs qui nettoient, bousculent, lavent.
Son écriture est à la fois criante des vérités cachées et d’un silence confession, recueillement, sensible, fin. On y entre sur la pointe des pieds de peur de faire trop de bruit, on en ressort avec la beauté de la vie, de l’encre et de la force des existences et rencontres qui bouleversent et donnent foi.
Une écriture et une auteure que j’aime lire, que je découvre dans ces romans, qui au fur et à mesure décortique ses mots, les dépouillent, les expulsent d’elle comme une seconde naissance, la sienne, la notre.
Marie Le Gall a écrit La peine du menuisier, Au bord des grèves et Mon étrange sœur.
Ces textes et photographies sont protégés par le droit d'auteur. Merci de ne pas les reproduire sans autorisation !
Comments