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Robert Linhart - L'établi

Dernière mise à jour : 7 avr. 2023




« Le premier jour d'usine est terrifiant pour tout le monde, beaucoup m'en parleront ensuite, souvent avec angoisse. Quel esprit, quel corps peut accepter sans un mouvement de révolte de s'asservir à ce rythme anéantissant, contre nature, de la chaîne ? L'insulte et l'usure de la chaîne, tous l'éprouvent avec violence, l'ouvrier et le paysan, l'intellectuel et le manuel, l'immigré et le Français. »

L’Etabli n’est pas un livre comme les autres. Il est un récit. Celui d’une vie, celui de vies. De celles qui se jouent loin des décors rutilants et des lumières aux couleurs douces des bureaux aux baies vitrées avoisinants les belles avenues. Il est le réservoir des néons blanchâtres, des sols en béton, du bruit incessant des chaines de montages, du cliquetis des machines, des gestes épuisés par leurs fonctions roboratives, des corps qui encaissent sans sommation les coups et les gifles, les mesures et les salaires de misère. L’Etabli, ou la vie derrière ce qui ressemble au taylorisme contemporain, le quotidien de ceux que l’on appelle les ouvriers spécialisés, cette masse reléguée dans les ateliers, les usines, les bouts de la chaine haine du travail, les incompétents intellectuels, ceux qui traversent la rue pour chercher et prendre un travail dont pas grand monde ne veut.


« Chacun de ceux qui travaillent ici a une histoire individuelle complexe, souvent plus passionnante et plus tourmentée que celle de l'étudiant qui s'est provisoirement fait ouvrier. Les bourgeois s'imaginent toujours avoir le monopole des itinéraires personnels. Quelle farce ! Ils ont le monopole de la parole publique, c'est tout. Ils s'étalent. Les autres vivent leur histoire avec intensité, mais en silence. »

Une expérience comme un but, celui de croire qu’il est possible de conquérir le monde du travail, d’insuffler une croyance syndicale pour contrer moteur et portes, carcasses de 2CV Citroën et Ami 8, chefs et barons industriels. Une manœuvre de rapprochement au monde ouvrier, loin des intellectuels qui tentent de comprendre, bloquer les conditions de travail intolérables, provoquer la crise, la grève, empêcher une quelconque organisation ou hiérarchie d’imprimer sa marque, une dureté, un mépris, une domination professionnelle, collective ou individuelle, privée. Détruire les pensées et les forces fatiguées, les gestes répétitifs insensés et chronométrés. Citroën, toujours plus vite, toujours plus grand, l’air asphyxiant poumons et paroles. Forcer le rythme, les changements de poste, les compétences remisent en cause, les réorganisations compétitives, la concurrence diabolisée, les salaires miséreux. Le gain de productivité toujours, tout le temps. Et la main d’œuvre bon marché.


« Personne ne naît O.S. ; on le devient. »

L’Etabli tire sa force de ce récit de vie. Un récit de chaine où tout s’écrit dans le bruit, la crasse et la graisse des chaines de montages automobiles, de l’insalubrité et des conditions de travail productivistes. L’écriture est sèche, irrespirable, ancrée dans une réalité étourdissante, une révolte grondante, mordante, folle, répétitive. Un temps moderne à la Chaplin dénudé du noir et blanc, de son côté satyrique et humoristique machiavélique. Robert Linhart décrit les peurs et les contraintes subies par les ouvriers à la chaine, la colère silencieuse qui éclate face aux nouvelles conditions de travail demandées, aux pauses supprimées, aux heures supplémentaires non payées, au harcèlement ordinaire, aux stratégies mises en œuvre pour cadencer gestes et corps, têtes et pensées. Abrutir la révolte et les mots qui grondent, mordent, roulent, crient, revendiquent.


L’établi est une légende ouvrière, de ces livres qui inspirent respect et résonnance à nos mondes modernes désocialisés, déshumanisés. On le pose au coté de la Scierie, d’A La Ligne ou encore Elise et la vraie vie. On y retrouve la verve à la Prévert, le gout du souffre des grandes révoltes et des croyances folles en un monde autre, à des conditions de travail plus respectueuses, plus nobles, plus humaines…


« L'usine est conçue pour produire des objets et broyer des hommes. »


L’établi

Robert Linhart

Les Editions de minuit

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