« Nous nous sommes toutes de suite reconnues et il était écrit que j’allais obéir à tes ordres muets. Entrainée dans ta folie, je ne connaîtrai de la vie que ce tu m’en diras, frontière entre le monde et moi. »
Que dire de cette étrange Sœur ? Que dire quand la folie tape à la porte, quand il n’est plus possible d’être à ses côtés, de garder auprès de soi, quand les institutions ne sont pas spécialisées mais des garderies, des hospices, des prisons à ciel ouvert sur la folie, incapable d’exercer une aide et devenant des lieux d’autorité, des lieux déshumanisés ?
« On n’a pas le droit de choisir le jour de sa mort. C’est interdit. Pas plus qu’on ne demande à naitre. Deux moments imposés où il n’y aurait donc pas de liberté. Entre les deux, notre vie nous appartient, il paraît. Et il nous appartient d’en faire ce que nous voulons en faire. Certaines vies semblent pourtant vouées à l’échec, quoi que l’on fasse, prisonnières d’une spirale infernale, d’un labyrinthe effrayant dont la sortie est un mirage que l’on aperçoit comme les flaques de soleil sur la route en été que l’on prend pour de l’eau. Une fausse oasis, une illusion d’optique qui se reproduira pourtant, mais alors nous saurons que nous sommes bernés. L’eau salvatrice est ailleurs. »
Que dire sur cette étrange Sœur quand la tristesse d’une vie vous étreint, vous oblige à devenir la grande sœur de celle qui à 19 ans de plus que vous ? Que vos parents, votre père, votre mère, votre grand-mère se regardent dans le silence et les secrets, se taisent comme se taisent les vieux quand ils n’ont plus rien à raconter, à entendre ? Quand les voisins la traitent de débile, de folle, elle cette sœur au regard rempli de vie, d’absolu, fougueuse comme l’amour d’une enfant n’ayant pas grandi peut l’être, comme l’absolue liberté, sans tabou peuvent embraser une vie.
Que penser de cette naissance inattendue, inespérée lorsqu’après 19 ans sans enfant, une autre fille apparait, qui plus est « normale » ? Que penser de son effacement devant cette vie dans laquelle on la transporte, on la met, on lui impose face à cette sœur extravagante, ébouriffante ? Que penser de ces lieux remplis d’offices religieux qui endorment, éloignent celle qu’elle appelle tendrement sa Sœur, cette étrange Sœur qui la prend dans ses bras comme on kidnappe un jouet, un poupon, qui l’habille de draps et de robes trop grandes, qui n’a qu’un seul et unique rêve : le mariage ? Que dire, que faire, comment être quand l’amour est là, total, sans filtre, sans paravent, dans la reconnaissance du sang, des chairs, des liens les plus libres, fusionnels ?
Que dire lorsque vous entrez dans ce roman terrible, sensible, sans frontière entre la folie d’une sœur étrange, aimante et sa cadette, la narratrice. Que dire de ces gestes lus, de tout cet amour énoncé dans chaque phrase, dans chaque lettre, de ce trop plein et ce pas assez, de ces manques et ces jaillissements, de cette fascination pour celle qui était son étrange Sœur.
« Marcher sur les traces de son passé, c’est avancer dans une nuit aveugle, désespérer de trouver une issue. Il n’y a aucun signal, aucun phare dans le lointain. »
Un roman qui m’a pris en plein cœur, m’a chavirée plus d’une fois, comme un souffle, comme un trop plein de manque, d’amour, de besoin, d’envie, de vie, comme une marée qui ne laisse rien de son passage après les tempêtes. Un roman remplit de tendresse, de ces liens qui sont uniques, exceptionnels, fusionnels, des liens extrêmes entre deux sœurs dissemblables au plus haut point et pourtant si proches, si liées, si aimantes l’une pour l’autre.
Un roman d’une extrême finesse, tout en souffrance, et amour. Un amour comme il est difficile d’en parler, de dévoiler car secret, trop dur à porter, à vivre, trop aimant et pourtant vivant, dense, foudroyant. Une écriture tout à fleur de peau. Une peau-carapace qui se fendille, ouverte aux mille vents des côtes et terres bretonnes.
Une écriture, celle de Marie Le Gall, celle d’une dentellière, dans la finesse du point, du mot, du silence, des cris, de l’amour. Une étrange Sœur, la sienne, celle de 19 ans son ainée. Un sublime et foudroyant roman d’amour, d’un amour fou, d’un amour errant, perdu mais avant tout vivant d’une sœur pour une autre.
« Ce ne sont pas les souvenirs qui comptent mais les traces qu’ils laissent fans les balbutiements d’une mémoire engluée, des visions soudaines et néanmoins obsédantes qui déferlent une vie entière comme des vagues lointaines, quand on a vécu au bord de l’océan on sait que ça ne s’arrête jamais, seules ces traces-là ont un sens. Mais quelle importance ? Pourquoi cette importance ? Parce que cela doit être écrit, puisé au fond de soi dans une accumulation de perceptions que le corps garde secrètement. »
Cela ressemble diablement à un futur coup de cœur.