Lettre à A.
Dans ta lettre, tu écris GL était mon parrain,
son épouse, la sœur de ma grand-mère.
Deux phrases. Ta lignée.
Eloignée de la mienne.
Tu me vouvoies puisque je te suis inconnue.
Mais pas seulement.
Je te lis tandis que je suis chez ma mère.
En vacances avec ma fille.
Ma mère nous a prêté les clefs de son appartement.
Nous n’avons pas l’habitude de ce lieu sans sa présence.
Et c’est étrange.
Et c’est trop calme.
Comme un trop grand calme qui pourrait advenir.
Alors je fais du bruit.
Beaucoup. Et nous rions.
Comme conjurer un sort.
Dans le salon mon secrétaire de lycéenne est posé contre un mur.
Je l’ouvre pour montrer à ma fille le tour de magie de l’abattant qui tient tout seul.
Parce que je triche.
Et qu’elle le sait.
Mais la surprise est pour moi.
Mon bureau est tel quel.
Les photos, le carnet de correspondance, l’agenda.
En l’état, figé dans le temps qui sous mes yeux s’efface.
Et dans le tiroir, la grande enveloppe.
Annexée à l’adolescence.
Dans ce kraft libellé à mon nom, le cachet de la poste fait foi de cette année 2004 au mois de décembre où j’ai trente ans.
Trente ans la mort de mon père.
Ton parrain.
Son épouse, la sœur de ta grand-mère,
tu écris
tu m’écris pour la première fois.
Et j’ai compté douze fois JE et onze fois MOI.
Ta lettre fait deux pages.
Elle m’est adressée.
Avec douze fois JE et onze fois MOI.
Sur quarante lignes d’une écriture penchée.
Ni belle ni pas belle. Ecrite. Uniquement.
Et pensée. Réfléchie. Pesée.
Que tout le poids me tombe dessus.
Lui, tu le nommes d’abord par son prénom et nom dans ta lettre, puis mon Parrain, puis votre père, puisque tu me vouvoies. Que dans ce vous le mépris sonne, claque et cingle chacun des traits de mon visage.
Bien éloignés des traits de ta lignée.
Ce vous ton fouet avec lequel tu t’amuses
avec lequel tu fais de l’esprit.
Tu l’agites
en redresseur de tort.
D’une lettre
une missive.
Tu l’agites comme si j’étais un animal.
A dresser.
Ton animal.
Que tu vouvoies.
Parce que ce n’est qu’un animal.
Et que toi tu vaux mieux.
Ce vous non pas parce que je te suis inconnue mais parce que je me suis portée au grand jour.
Que tu voudrais taire.
Ou plutôt réduire.
A la honte d’avoir pris parole.
A la honte d’avoir révélé.
A la honte de prétendre
être
vraiment.
Réduire au silence.
Dans ta lettre tu ordonnes
mes désordres, ma saleté, ma crasse.
J’ai trente ans lorsque je la reçois.
J’ai quarante-quatre ans lorsque je la relis.
L’impact est intact.
Mais depuis j’ai vécu.
Sauf mon ventre
qui soudain fait battre les mots
jusqu’à mon cœur.
Je suis en vacances avec ma fille.
Nous sommes chez ma mère absente
pareil à l’enfance qui m’aurait quitté
définitivement.
Et soudain j’ai peur.
J’ai trente ans
vous en avez dix-huit
et je reçois votre lettre.
Une lettre après l’enterrement.
A laquelle il m’a fallu du courage de répondre
que la place de la famille est bien sur un banc
au premier rang des funérailles
et que contrairement à ce que vous prétendez,
j’étais à ma place
même isolée, même écartée,
même de vous inconnue.
Il m’a fallu du courage de répondre
que mes mots ce jour là
si vous les avez trouvé médiocres
dignes d’une série américaine de bien mauvaise qualité, dites-vous à la quinzième ligne,
mon cœur n’avait pas le même luxe que celui de vos oreilles
mon cœur n’avait pas le même luxe de choisir ses émotions.
J’aurais préféré opter, comme vous, pour la meilleure façade à mon visage
et porter le deuil qui siérait le mieux à mon teint de colombe
tout autant que pleurer des larmes aussi cristallines
que ma dignité.
Il m’a fallu du courage
pour tenir
droite
et debout
quand tous, vous étiez assis
les habits de mon père sur votre dos
l’argenterie dans un camion des déménageurs bretons
les ventres gorgés du bon vin de sa cave
l’esprit totalement vide de sa bibliothèque
dérobée puis remplacée par du
Reader ’s Digest.
Il m’a fallu du courage
pour ne pas vous faire reculer jusqu’au dernier rang.
Vous, et les tiens
qui m’ont offert des cadeaux de naissance
et embrassé à chaque samedi d’été
avant la baignade chez mon père.
Vous,
dont votre grand-mère et votre grand-père,
m’ont bien des fois
emmenés dans leur chalet à Pra Loup
quand bien même
en secret
quand bien même
vous n’en ayez jamais rien su
quand bien même
permettez-moi de vous informer
qu’à votre tour
vous ne soyez pas trop tenue à l’écart des vôtres.
Il fallait que mon père vous aime
d’un grand amour
pour que je vous laisse sans inquiétude charognards
ruminer ma présence à l’autel
et pleurer alors sur ce que vous n’avez pu prendre
de son héritage,
et déjà écrire comment j’aurais dû
ne pas être.
Par respect.
Ce jour là
il m’a fallu
être à la perte de mon père
à son absence à jamais
et que tout mon corps ignore
les regards, les gestes et les paroles autrefois cléments
lorsque j’étais bâtarde
s’emplir de haine et de colère.
Je referme l’enveloppe
éparpille les papiers
jusqu’à cette coupure de journal
qui m’aura appris
un jour
la mort de mon père
et la douleur de sa famille
en faire-part.
Ma fille attrape une photo de mon enfance
une couronne des rois posée sur ma tête
la main tenant la fève pour preuve.
J’ai dix ans,
je suis chez mon père
et je suis sa reine.
Forcément.
Autant qu’il est mon roi.
Et vous n’êtes rien d’autre qu’un fond de tiroir,
chère A.
Ne me demandez pas pourquoi j’aime Isabelle Bonat Luciani, c’est comme ça. Je l’aime comme une erreur de parcours, comme un grain de folie qui nous transperce, comme une claque qui devient caresse, mots, nécessité de faire naitre sa liberté, de dire au revoir aux fantômes, de laisser tomber les masques et autres avenirs écrits, comme une attitude rebelle qui cache la véritable tendresse, le pudique silence, la lame de fond, les belles larmes perlées après les rires.
J’aime Isabelle Bonat Luciani pour ses colères, ses pans d'incertitudes contre lesquelles elle se bat, elle écrit, elle dicte sa poésie. Je l’aime pour ses retards légendaires qui ne sont que des avances sur notre monde, sur la vie. Je l’aime pour sa prose, sa pointe d’acidité à l’accent chanté, pour sa gouleyante et rafraichissante source de phrases inépuisables. Je l’aime pour ses arbres qu’elle dresse le long des routes, qui ornent nos vies, pour la honte, la douleur, la souffrance, la culpabilité qu’elle efface à coups de mots libres, libre de s’envoler, d’être elle, de désirer.
Je l’aime c’est tout.
Je l’aime parce qu’elle ose : elle ose écrire ses propres mots qui d’un coup de trait s’envolent dans le tourbillon de la vie.
Et c’est terriblement beau.
Isabelle Bonat Luciani a écrit Quand bien même, Et aussi les arbres et a participé à Un été jaune carré avec un texte : A la vie à la mort
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