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Sophie Lemp - Lettre à

Paris, le 12 juin 2019



Ma chère Elsa,



Nous avons treize ans. Nous venons de rentrer en quatrième et nous sommes dans la même classe. Nous ne nous sommes jamais adressé la parole, nous nous connaissons de vue seulement. J’aime la façon dont tu t’habilles, tes Kickers, ta veste en velours noir cintrée, les petits foulards en soie que tu noues autour de ton cou. Je te trouve belle mais tu me parais parfois un peu hautaine. Tu es entourée des filles et des garçons les plus populaires du collège. Tu m’impressionnes. Un samedi matin, grâce à l’absence de notre professeur de physique, nous commençons à discuter. Nous sommes toutes les deux nées au mois de mai, nous avons quelques jours d’écart. Tes parents sont divorcés comme les miens. Nous parlons comme si nous nous connaissions depuis toujours. Je découvre que ce que je prenais pour de l’arrogance n’est en réalité que de la timidité. Dans la cour ce samedi, nous devenons amies. À la fin de la matinée, nous échangeons une photo d’identité, comme pour sceller ce qui s’annonce. Je suis chez mon père ce week-end-là. À peine arrivée, je lui montre le photomaton, il trouve que tu as l’air plus âgée que moi. Toute la journée, je suis joyeuse. Quelle chance j’ai qu’une fille comme toi s’intéresse à moi.


Notre amitié grandit. Nous nous invitons à dormir. Nous mettons des cassettes dans nos magnétoscopes. Tu me fais découvrir les films que tu aimes, Autant en emporte le vent, Les Demoiselles de Rochefort, Psychose, Le Dernier métro. Nous écumons les salles de cinéma du quartier latin. En cours, nous nous écrivons des mots. En vacances, nous nous envoyons des lettres. Nous marchons dans Paris, glissant des pellicules en noir et blanc dans nos appareils photo. Nous nous achetons les mêmes pulls chez Kookaï boulevard Saint Michel. Dans les friperies, nous dégotons de longues robes indiennes et des chapeaux cloche. Nous lisons Première et Studio Magazine. Souvent, nous récupérons de vieux journaux dans les poubelles de nos immeubles. Nous passons ensuite des heures à découper les photos de ceux que nous aimons, Vincent Perez, Charlotte Gainsbourg, Romane Bohringer, Hippolyte Girardot. Quand nous savons que nous allons être séparées longtemps, nous enregistrons nos voix sur des cassettes que nous échangeons avant le départ.


Le temps passe et je continue à m’étonner parfois d’être ton amie. Tu es bien plus à l’aise que moi avec les garçons. Il m’arrive d’enjoliver une rencontre, d’inventer un baiser d’été, moi qui n’ai encore jamais embrassé personne. Mon corps m’embarrasse. Nous portons le même jean Cimarron mais je flotte dedans tandis qu’il te va à merveille. Je me sens différente, si différente parfois. Je t’envie d’aimer à la fois Vivien Leigh et Vanessa Paradis. D’écouter Lenny Kravitz et Renaud. D’être capable de sécher un cours sans être tétanisée. D’être à l’aise dans les soirées. De danser. Tu aurais pu finir par me trouver ennuyeuse, trop sérieuse. Mais tu encourages ma différence, Barbara, Léo Ferré, Les Nuits fauves et L’Effrontée, noircir des pages dans mes cahiers. Tu sais qui je suis.


Il y a ce désir que nous avons en commun, devenir comédiennes. Le lycée où nous partons suivre une option théâtre. Les rencontres, les garçons, les vacances. Le Lubéron et la Bretagne. Les joies et les douleurs. Les ruptures, les retrouvailles. Les premières amours véritables. Nos vies qui se construisent petit à petit, jamais loin l’une de l’autre. Nos enfants.

Et puis. Nous avons été comédiennes, nous ne le sommes plus. Ni toi, ni moi. L’écriture était là depuis longtemps, sous des formes différentes, et aujourd’hui, toutes les deux, nous publions des livres. Quand nous allons le soir boire un verre en fumant des cigarettes, nous parlons de nos angoisses, de nos difficultés, de notre lien avec nos éditrices, de ce que nous sommes en train d’écrire, de nos espérances. Il y a les amitiés d’enfance, de jeunesse, qui parfois ont du mal à résister au temps et aux changements. Il y a celles que l’on noue plus tard, grâce souvent à nos métiers ou à nos enfants, qui sont belles aussi mais auxquelles manque parfois une mémoire commune. Nous sommes liées par un passé partagé, une connaissance intime de l’autre mais aussi par nos chemins professionnels. Nous avons de la chance.


T’écrire tout cela ici est un peu étrange. Comme si j’avais oublié que cette lettre serait lue par d’autres que toi. À l’instant où je l’écris, je veux croire qu’elle t’est seulement destinée.



Je t’embrasse fort,


Sophie



Sophie Lemp a cet art subtil de savoir écrire sur l’intime, la pudeur, la délicatesse. « Derrière sa plume sensible et délicate qui dessine les contours de son vécu, à la manière d’Annie Ernaux, en pudeur et retenue, se cachent nos existences, nos peurs d’enfants devenues nos blessures d’adultes. » ainsi l’écrivait Charlotte Milandri. Et il est vrai que ce sont ces mots qui caractérisent l’écriture de Sophie Lemp. Cette part intime, ces doutes, cette enfance devenant adulte, l’adulte que nous sommes, reflète notre délicatesse, vise avec justesse notre douceur cachée, la mélancolie des souvenirs fabriqués, les sourires dévoilés, l’humanité jamais loin.



A retrouver dans ses romans : Le Fil, Leur Séparation et Les miroirs de Suzanne. Et découvrir la réponse d’Elsa



Lettre à

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L'été jaune carré

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