Le Poisson Pierre, du nom de son créateur, Pierre Poisson, a une sale gueule mais pas seulement. Trapu, ramassé sur de larges chenilles, sa silhouette aussi est répugnante. Engin bizarre que cette dépanneuse d’après-guerre, conçue et fabriquée des mains d’un homme qui n’était pas ingénieur mais doux rêveur, chercheur d’épaves et de richesses dans les épaves. Pas en quête de galions espagnols coulés en haute mer par trois cent mètres de fond mais de bateaux métaux, cargos et paquebots échoués sur le sable, enchâssés dans les bancs de vase, et pour un unique trésor, une vision poétique, sobrement et pudiquement appelée « point de vue scientifique » : Monstres marins suicidés, grosses « petite sirène » qui ont cru pouvoir quitter l’eau.
Pierre, et peut-être son nom de famille y était-il pour quelque chose, Poisson, s’était mis en tête de rendre ces amas de fer rouillé à la mer. Il s’était longuement interrogé sur le moyen de les arracher au limon qui les avalait puis les recrachait selon les lunes.
Le jeune homme, car il était alors jeune, avait emprunté la dépanneuse du garage marseillais pour lequel il travaillait, Remorque Auto Massida, et, à l’été 1948, pour son premier sauvetage, s’était rendu sur une plage des Landes. A marée basse, la proue aiguë et déchirée d’un cargo surgissait du sable mouillé, comme pour prendre une dernière goulée d’air. Car certains navires de charge au moment de mourir s’imaginent être des voiliers.
Pierre Poisson avait pleuré à la vue de cette agonie. Les larmes qu’il versait étaient de fer rouillé. Ses yeux n’étaient pourtant pas de vieux robinets mal raccordés. Mais par mimétisme métallique, ils exprimaient la douleur du bateau mourant ou déjà mort.
Oh, ça va bien deux secondes, la poésie ! Si Pierre Poisson pleurait des larmes ferreuses, c’est que la grue de la dépanneuse Massida était lépreuse. Les résidus de métal brun qui s’en détachaient s’envolaient dans le vent et venaient se plaquer contre son visage. Et s’il avait souri au lieu de pleurer, il en aurait eu plein les dents.
L’instant de stupeur passé, il s’était approché du bateau. Il était bon pilote, mais sa machine, inadaptée. Les roues s’étaient embourbées dans la vase. A force de marche arrière et de patinage, elle avait fini par gîter puis sombrer. Comment inverser la vapeur quand le naufrage est déjà là ? A coups de pied rageurs et impuissants dans les pneus, Pierre Poisson, sauveur d’épaves, avait tenté de secourir celle qui n’en était pas encore une, la dépanneuse de Roberto Massida, son patron. Le désastre était malheureusement complet, la marée remontait. De la grève, il avait vu la dépanneuse disparaître sous les flots. Seule la grue fendait encore l’eau, harpon prêt à alpaguer la bête proche, ce cargo qui ouvrait encore grand la gueule.
La vue de la dépanneuse expirant dans les embruns ne l’avait pas particulièrement ému. Cet engin n’était pas un bateau, il n’avait pour lui aucun attachement. Le seul mot que lui avait arraché ce sinistre était simple et concis : « Merde ! », car il allait devoir expliquer à Roberto Massida pourquoi il rentrait à pied et pourquoi désormais une plage des Landes porterait le nom du banc de la grue. Rien à voir avec l’oiseau du même nom qui pourtant y pullule encore. Non, ce qui l’avait rendu malheureux, c’était que malgré sa bonne volonté, il s’était retrouvé bien incapable de rendre le cargo à la haute mer, à ses hauts fonds.
C’est au début de l’année 1950, qu’il avait entamé plein de rage et d’espoir le montage d’une machine amphibie apte à rouler sur les terrains gorgés d’eau pour en délivrer les épaves. La gageure était de taille : interdiction de s’abîmer à leur suite. Roberto Massida, resté le même et peu rancunier, surtout curieux de cet apprenti qui pleurait devant les carlingues rouillées et les débris de ferraille, lui avait laissé l’entière disposition de l’atelier à l’heure de fermeture. Et toutes les nuits, pendant des mois, derrière le rideau de fer du garage Remorque Auto Massida, Pierre Poisson avait récupéré, assemblé, soudé.
L’appareil qui était sorti de l’atelier un matin frileux de février 1951 était mieux qu’amphibie, il était plein de protubérances qui, à bien y regarder, n’avait rien de malformations. A cette époque, personne ne nageait la tête sous l’eau ni ne pouvait imaginer qu’en dehors du thon et autre cabillaud, les poissons portaient un nom, et ce fut en toute innocence que Roberto Massida le baptisa le Poisson Pierre. L’engin était constitué d’une plate-forme de dépanneuse, identique à celle encore prisonnière des marées de l’Atlantique, à laquelle Pierre Poisson avait rajouté une grue. Cette plate-forme reposait sur de larges chenilles arrachées à un char britannique, le Sherman DP, abandonné sur une plage de Normandie, qui en répartissaient le poids, d’où une pression au sol inférieure à celle d’un pas d’homme. Mieux encore, les chenilles étaient recouvertes d’une toile caoutchoutée, des hydrojets propulsant l’engin sur les vasières. Quant au moteur, il était équipé d’une prise d’air récupérée sur un char allemand, sûrement oublié quelque part sur le front de l’Est. Pierre Poisson était évidemment le seul vrai vainqueur de la seconde guerre mondiale, son Poisson Pierre profitait de la technologie du Léopard I et de sa prise d’air Schnorchel, long tube d’anneaux empilés qui lui permettait de respirer sous l’eau.
Aujourd’hui, le Poisson Pierre est planté devant des bâtiments modernes en baies vitrées, épave à son tour, res derelictae, simple emblème d’une société à l’étrange dénomination sociale : Nemo is back. Paul Poisson, petit-fils de Pierre Poisson, en est désormais le gérant. Nemo is back, c’est le nec plus ultra de la technologie sous-marine. Basée à Luminy en banlieue marseillaise, elle n’a que deux concurrents sérieux, la Comex et Nautile.
Le vieux Pierre Poisson avait réussi son pari, il avait sorti de la vase de nombreux morceaux de cargos pour les rendre aux hauts fonds. Les communes payaient pour ça, pour qu’il débarrasse les plages des ordures immenses que produisent les naufrages. Au bout de trois années seulement, il avait pu s’affranchir de Roberto Massida et développer son entreprise. Il avait fait faire des petits à sa machine, plus performants, plus pointus. Après lui, était venu Gilliat Poisson. Pierre qui ne se considérait non plus comme un ouvrier mécanicien mais comme un travailleur de la mer avait donné à son enfant le prénom du plus fameux de ces travailleurs. Victor Hugo avait banalisé le mot « pieuvre », Pierre avait rendu plus que commun celui de « poisson pierre ». Gilliat s’était à l’instar des petits du Poisson Pierrefait plus expert que son père. Dans les années 70-80, la plongée et les recherches sous-marines étaient en plein essor et il avait décidé de lancer la société Nemo is back dans la fabrication de scaphandres, de robots d’investigation télécommandés et de détecteurs électroniques. Le jeune homme avait alors encore un peu de la fibre poétique de son père. La technologie ne l’intéressait que pour ce qu’elle permettait de découvrir. Pierre Poisson s’attachait aux navires échoués, Gilliat Poisson aux galions coulés. Il travaillait pour les chercheurs d’épaves, les vrais. Ceux qui aidaient à remplir les musées. Puis vint Paul Poisson, simplement Paul Poisson, sans référence aucune à la littérature marine. Paul est un ingénieur qui écoute les histoires de son père et de son grand-père d’une oreille distraite. Il se fout des épaves, échouées ou coulées. Sait-il seulement perdre son souffle dans un crawl désorganisé, trouver agréable de sentir l’eau salée dégoutter de son front, penser à la haute mer comme à un lieu où on peut se sentir vivant ? Dévoré de high-tech, d’infiniment petit dans l’électronique, il conçoit des robots de prospection pour l’industrie énergétique. Ces robots qui vont sur les plates-formes pétrolières, fouinent les fonds marins à la recherche d’un or dont on ne fait pas de colliers. L’argent n’est pas son moteur, seule la performance l’intéresse, descendre plus profond, encore plus profond, fabriquer des machines plus légères, encore plus légères, perfectionnées, intelligentes et indépendantes. Aucune cause, aucune idéologie, rien d’autre que le progrès pour le progrès, le gadget pour le gadget, et puisque son essence n’est pas encore passée de mode, le pétrole pour le pétrole. Quand les algues produiront de l’hydrogène en quantité suffisante pour que les moteurs de l’aviation civile enfin s’en nourrissent, il sera celui qui créera le robot au doigté si délicat qu’il ne gâchera pas la moindre particule de ces végétaux marins. Et il dira « on peut encore aller plus loin».
Paul Poisson, parfaitement et socialement intégré au 21ème siècle gadgétisé, à cette fin de l’Histoire occidentale où l’on n’accepte d’être vulnérable et fragile que si la crise nous y autorise, passe tous les jours devant le Poisson Pierre sans jamais plus le voir. Excepté ce 27 décembre 2014 où il reçoit un appel téléphonique d’un conseiller de la ville de Djibouti qui lui dit : « Monsieur Poisson, notre Pingouin a besoin de votre Poisson Pierre ».
Si je devais vous présenter Sigolène Vinson, cela serait d’abord par ses yeux qui se plantent dans les vôtres, qui recherchent la vérité, à vous connaitre et puis au détour d’un mot s’envolent car le fragile oiseau, d’un battement d’ailes, a entendu le souffle du vent qui coulait en vous, en elle. Sigolène Vinson c’est un coup de cœur, une âme libre, une farouche envie et besoin d’écrire, de laisser les mots, sa poésie, se poser sur la feuille. Pas besoin chez elle de certitudes…, elle n’en a aucune. Juste celles de savoir qu’il y a Rimbaud, le surf et la folle liberté de vivre encore plus fort. Etre solaire, être soi et ne jamais oublier que sous les pavés, il y a la mer, les vagues, l’amour et l’amitié.
Sigolène Vinson a écrit « J’ai déserté le pays de l’enfance », « Le caillou », « Courir après les ombres ».
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