Paris, le 13 juin 2019
Ma chère Sophie,
Je suis très émue par ta lettre. Comme il est émouvant de nous voir alors, adolescentes fragiles et un peu larguées, comme il est étrange de me voir dans tes yeux, les souvenirs sont les mêmes mais la perception diffère, forcément.
À la rentrée de quatrième, je remarque tout de suite cette fille gracile, au visage allongé et aux cheveux légers. Tu ressembles à une petite souris. Tu viens d’une classe qui fait du russe, et les personnes qui apprennent le russe sont des têtes, tout le monde sait ça. Tu es souvent au premier rang, tu as de bonnes notes, ça semble facile. Tu es une fille intelligente, ça se voit. Je t’imagine enfant sage et bien élevée. Je me dis que jamais tu ne t’intéresseras à moi.
Un détail, pourtant, me fait penser que, peut-être, une entente est possible : nous portons toi et moi la même ceinture large avec une grosse boucle en fleur, comble du bon goût et de la tendance me semble-t-il alors. J’y vois là un signe de ralliement tacite. Alors, sans que je me souvienne qui fait le premier pas, il me semble que c’est toi oui, je suis à l’époque si timide, si sauvage que je m’étonne encore aujourd’hui de ne pas avoir fait fuir la terre entière, nous parlons. Tu aimes Bob Marley, je trouve ça cool. Plus tard tu m’avoueras que c’était pour avoir l’air cool justement, qu’en fait tu n’avais rien d’une fille qui écoute du reggae. Tu me demandes si j’ai mes règles, si mes parents sont divorcés, si j’ai déjà embrassé un garçon. Tu as l’air timide mais en fait tu ne l’es pas, tu choisis seulement les personnes à qui tu veux parler, tu ne sais pas très bien faire semblant. Et ça me paraît fou mais tu me choisis, moi. Je suis honorée. Tu es exigeante, tu n’es pas une fille légère. Je ne le suis pas vraiment non plus mais la musique, la foule et l’envie d’être aimée ont raison de mes barrières. Là où tu tiens ta ligne, je lâche parfois la mienne. J’ai autant besoin de lâcher que toi de tenir. Nous nous admirons mutuellement pour cela. Nous sommes intenses, passionnées, sensibles à se briser, fragiles à pleurer. Nous avons l’impression de nous être trompés d’époque. Nos rêves sont bien plus grands que nous, plein de cinéma, d’élans, de fougue, d’un César même pourquoi pas (la vie est si simple). Bien sûr nous aurons des enfants avec un homme qui nous adulera.
Nous serons ce genre de filles.
Très vite, nous nous habillons pareil, nous comportons pareil. Nos rêves s’alignent. Dans les magasins, nous prenons les sourires des commerçants pour une approbation quand il se foutent de nous. Nous ne voyons pas ça.
Tu écris beaucoup, tout le temps, des cahiers, des carnets, des lettres que tu me donnes le matin avant d’entrer en cours, écrites de ton écriture ronde et posée que je jalouse, moi dont l’écriture trébuche et colle au papier. Je m’empêche de penser que nous sommes à l’image de nos écritures. Je me délecte de tes mots, si simples, si purs, si denses.
Nous partons faire du théâtre dans le même lycée, rencontrons d’autres personnes, nous éloignons pour quelques mois qui me semblent longs. Juste avant de passer le bac, en cours d’anglais, nous nous parlons à nouveau. Dans cette absence l’une de l’autre, nous sommes chacune tombées amoureuses, pour la première fois. Nous nous racontons tout. Il me semble que nous avons changé, que nous avons grandi. Tu me pardonnes. Tu sais, j’avais si honte de m’être éloignée de toi de cette façon, c’était moche, c’était indigne de nous. Quelle fille je pouvais être alors. Je ne te remercierais jamais assez d’avoir compris, d’avoir effacé, d’avoir gardé confiance en moi.
Un soir, carrefour de l’Odéon, nous sommes allées voir The Full Monty au cinéma, tu m’annonces que tu arrêtes la fac pour te consacrer uniquement au théâtre. Tu t’es inscrite en DEUG d’anglais, mais en fait tu t’en fous de l’anglais, tu t’en fous des études, tu veux être comédienne, tu le veux vraiment et ta détermination m’impressionne. Tu es ainsi, entière, passionnée, fausse jeune fille sage. Méfiez-vous des enfants sages, méfiez-vous de leur envie de mordre dans la vie, dans l’amour, méfiez-vous de leur obéissance, dessous il y a le feu, dessous il y a la tempête. J’étudie le cinéma dans la même fac que toi et je me sens un peu sotte d’adorer les études au contraire, regarder des films toute la journée, en parler, y chercher du sens, réfléchir, théoriser, conceptualiser même me passionne. Le théâtre, les castings, les auditions me font beaucoup trop peur pour en faire mon métier, mais je ne sais pas encore qu’aimer regarder n’est pas aimer faire. Nos rêves dévient, nos passions bifurquent, doucement, sans faire de bruit.
Et puis, un jour, ma vie prend un virage plus sec : je me mets à écrire, du jour au lendemain. J’aime quelqu’un qui ne m’aime plus, j’aime à en crever de douleur. Le matin de mes 25 ans, les mots m’apparaissent comme mon seul secours, moi qui n’ai pourtant jamais écrit. Il s’agit d’un roman, forcément d’un roman, je ne sais pas pourquoi. À cette époque, nous nous voyons moins, tu as déjà rencontré l’homme qui sera ton mari, dans quelques mois tu seras mère, je suis seule et encore une enfant, tu es comédienne, je ne le suis déjà plus, la vie nous éloigne un peu mais le fil n’est jamais coupé. À défaut d’être parfaitement fidèles à nos rêves de jeunes filles, nous sommes fidèles l’une à l’autre, même de loin. À compter de ce jour, je n’arrête plus jamais d’écrire, ma vie en est bouleversée. J’écris. Quelques années après moi, tu publies ton premier roman et je suis devenue mère. De notre amitié, qui n’a pas besoin de nouvelles racines, naissent de nouvelles ramifications qu’il me plaît d’imaginer infinies.
Tu as raison, s’écrire ainsi, ici, est peut-être un peu étrange. Il y a quelques jours, à la faveur de la rediffusion d’une interview de Michel Serres à la radio, je l’ai entendu dire qu’on écrivait toujours en pensant à quelqu’un, un destinataire secret à qui le texte, le roman s’adresserait. Ça m’a semblé si juste. Aujourd’hui que nous sommes les destinataires, j’espère que d’autres recevront ces lettres.
Je t’embrasse fort, ma chère amie,
Elsa
Lire Elsa Flageul s’est entendre en sourdine le cœur des êtres, le temps nécessaire d’une vie, la sérénité et les accidents jalonnant notre parcours. Il y a chez elle une véritable délicatesse à écrire les mots qui relient l’intérieur à l’extérieur, à ce qui vibre, se ressent, se vit au grand jour. C’est à la fois le chaos des choses et la force, la beauté des instants. Son écriture fait résonnance, nous prend par surprise et nous amène sur nos propres traces, notre passé et avenir, un lâcher prise que chacun d’entre nous espère.
J’aime découvrir ses romans, me glisser dans ces êtres de papier et de chair, me sentir devenir eux, prend vie. J’aime retrouver son écriture d’une délicatesse et générosité, bonté, où les doutes effleurent à la surface comme pour mieux nous révéler.
A retrouver dans ses romans : J'étais la fille de François Mitterrand, Madame Tabard n'est pas une femme, Les araignées du soir, Les mijaurées et A nous regarder, ils s'habitueront. Et découvrir la réponse de Sophie…
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