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Charlotte Milandri, Gaelle Pingault - Lettre à

Dernière mise à jour : 30 avr. 2020



Ma chère Gaëlle,



Neuf mois depuis ma dernière lettre au cœur de l’été. Neuf mois, j’en souris. Neuf mois pour parvenir au monde. Neuf mois pour me considérer femme qui lit, vit et écrit. Le hasard n’existe pas, on le sait, on le répète, chaque jour apporte sa confirmation.


Ce matin, le ciel est un peu gris. Le ciel que je prends à nouveau le temps de regarder. Dans mon jardin, un arbre géant pousse à une vitesse folle, comme si à chaque printemps il avait toute une vie à rattraper. Je l’ai vu nu, se parer de ces bourgeons prémisses d’un retour de la douceur, et là déjà il perd ses graines, laissant place à ces feuilles qui s’étofferont pour nous offrir un abri quand l’été cognera trop fort. Il est mon compagnon de confinement. Comme si ma colonne vertébrale prenait exemple. Confinement. Étrange ce mot. Cette période est inédite, je ne connais pas les mots qui seront utilisés pour la conter. Chacun aura son propre récit, non ? Un vocabulaire commun se mettra-t-il en œuvre ? Je n’en suis pas sûre. Quelle réalité peuvent partager celle qui chaque matin se lève la boule au ventre de se trouver face à des gens qui n’auront pas cette distance et cette référence pour acheter quelques subsides, celui qui rentre d’une nuit de garde et qui ne dira rien de la mort qu’il a frôlé de trop près et puis celle qui écrit cette lettre au sortir d’une nuit peuplée de corps chauds au creux des lits, d’une lecture terminée au petit jour avec la sensation que les mots aujourd’hui feront une peau contre les coups ? Le seul point commun est de vivre, je crois. Non pas de vivre mais de se tenir debout dans tous les cas. C’est cela qui doit rester, savoir se tenir debout. Pas à moitié, pas courbée, mais debout. Les deux pieds ancrés, avec la conviction que l’on est au bon endroit.


J’en reviens toujours à cette place à occuper, quelle obsession. Ces derniers jours, j’ai compris que je ne sauverai pas le monde (35 ans pour arrêter de croire au Père Noel, un peu lente la fille), que le monde ne serait pas celui que j’imagine, que l’utopie, c’est bien dans les livres mais qu’en vrai trop de flux, de nécessités économiques, de petits pouvoirs et de bouches à nourrir pour qu’elle advienne (petite fille naïve encore un peu finalement). A défaut, je vais changer mon monde. Je ne le dois à personne, hormis à moi. Mais finalement, ce regard que je pensais chercher depuis toujours, c’était le mien, celui capable de s’affronter dans une glace et de se sourire. J’en ai marre de cette complainte de petite fille pourrie gâtée (voilà, c’est dit, je l’assume, on n’en parle plus, la charge de culpabilité d’être bien née est posée là. Tu as les épaules solides non ?). Je ne volerai personne en m’approchant de ce qui me nourrit, je ne rendrai personne malheureux à me vouloir plus heureuse. Je n’adoucirai en rien la peine de ceux qui à l’autre bout du monde, ou au pied de ma porte ne peuvent que survivre à me rendre malheureuse. Et si c’était le contraire ? Si à arrêter de se trouver des excuses pour reporter demain, si chacun assumait les envies profondes, si chacun trouvait une raison de se lever chaque matin, alors on dénombrerait moins de frustrations, d’aigreurs et de violence, non (mince, on pensait qu’elle avait compris pour l’utopie, la gamine…)



Je ne changerai pas le monde mais je bougerai le mien. Je ne veux plus de ces journées qu’on enquille oubliant que l’on est mortel, et que chaque jour devrait être précieux. Je ne veux plus d’un rythme où une maman répète plusieurs fois qu’elle est fatiguée à ses enfants qui n’y sont pour rien. Je ne veux plus de ce temps où penser ne peut se faire qu’entre deux portes, deux rendez-vous. Je ne veux que l’émotion à vif, celle qui permet de rire pleinement lors d’un dîner entre amis, d’avoir les larmes aux yeux en regardant cette vidéo des danseurs de l’Opéra de Paris, et de danser dans son salon sur le son de Jeanne Added. La vie ne devrait se traverser qu’ainsi. Oh, je sais qu’elle se charge de frapper fort parfois, un genou à terre, mais je veux croire qu’à se tenir au plus près de soi, comme me le murmure chaque jour Jacques Gamblin, permet de se relever plus vite.



Je ne sais pas ce que le monde fera de cette période si étrange, comment il repartira, ni à quelle vitesse. Ce que je sais, c’est que cette cadence au ralenti est la mienne, qu’il me faut pour tenir debout et pourvoir abriter en mon refuge mes enfants me tenir parfois en retrait du monde, ne plus le prendre de plein fouet. En retrait du monde, pas en retrait des autres. Je crois au contraire que c’est au plus près d’eux. N’est-ce pas le montre, les obligations d’une vie à gagner, les courses après le temps qui nous éloignent les uns des autres et empêchent la profondeur d’advenir ?


C’était chez toi que j’avais envie de déposer ces mots, parce que de cette lettre il y a neuf mois, ont découlé des choses de l’ordre de l’acceptation. Je me dis que tu es donc celle qui doit recevoir cette nouvelle promesse faite à moi-même. Et parce que j’ai besoin d’acter tout ce que je ressens pour que ça ne s’évapore à la première averse. Parce que même si j’ai enfilé mes chaussures de marche, je vais avoir la sensation parfois d’aller pieds nus et de sentir chaque aspérité. Parce que tu seras là pour me rappeler ce qui précède (et si je ne comprends pas, n’hésite pas pour le coup de pied aux fesses, enfin enlève tes chaussures de marche avant quand même!).


Allez viens, ma chère Gaëlle, on va jouer à la marelle. Rendez-vous en cases 4 et 5, celles dans lesquelles on peut poser les deux pieds, parce que le ciel, c’est un peu haut et puis ça peut attendre, on a des tours de balançoire à faire avant !



Charlotte Milandri



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Lettre à Charlotte Milandri

Gaëlle Pingault



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