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  • Photo du rédacteurSabine

Valérie Cibot - Nos corps érodés


« Ceux qui vivent sur l'île ont vu le sable leur passer entre les doigts et ils ne l'ont pas retenu. Pendant des millénaires le ciel avait été blanc, les grains tenaient à la dune, du bleu en larges aplats se déposait au-dessus des rangées de pins et des falaises calcaires. Personne ne se méfiait. Ensuite les blockhaus ont été construits et tout a été modifié. Depuis soixante-quinze ans qu'ils ont pris place dans le paysage, le monde autour d'eux s'effrite, grain à grain, et ceux qui vivent sur ce bout de terre regardent ailleurs. »

Une vague, un raz de marée, une déferlante. En langage scientifique, on utiliserait les mots de tsunami, tempête, typhon, ouragan. Une érosion sous marine, un cataclysme balnéaire. Une fin du monde, d’un monde, d’une ile, d’un endroit paradisiaque où la vie s’était développée, capitalisée, devenue. Le terrassement suivi de la violence d’une vague, d’un coefficient non modérateur, des corps chavirés, érodés, étouffés, galvanisés à la peur et à la médiocrité de l’homme, sa bassesse, son déni et sa capacité à détruire ce qui le détruira.

Un chant poétique d’une rare intensité, meurtrissant les moindres plis du corps, arrachant en lambeaux la foi et croyance, nos pulsions à vouloir "construire", "détruire" un monde, un autre possible, à croire en demain ce qui n’est plus possible aujourd’hui, ce qui a été bâti sur un passé. Et le passé appartient au passé, à ce que l’homme en a fait et ce qu’il veut en faire. Une érosion, une lutte contre ce qui ne plus se faire, une guerre contre soi, contre un monde qui chavire, panique, se noie dans les limbes et profondeurs d’un océan qui exprime sa force, son avancé inexorable contre l'homme qui l’a reculé, éculé.

Le chant d’un monde, la fin funeste d’un autre. Un avant, un pendant, un après.

Et une vague. Une vague, de pli en pli, de marée en marée, d’immobilisation, crainte, peur tétanisation en mouvement et existence. Du néant à la vie.


« Pour faire sortir les vagues qui habitent mon corps, il me faudra y entrer à nouveau. L'océan. La plage. Le vent qui emporte tout. Me diluer. Me dissoudre. Marcher. Regarder ce bout d'île sur lequel viennent mourir les déferlantes et penser que ça sera suffisant. Se retourner. Voir le blockhaus et entendre son souffle. Le respirer. Devenir lichen. Varech. Se dépouiller. Accéder à la nudité, enfin. Se perdre dans celle-là. Cette existence d'algue. N'en espérer plus aucune, après. Mes rides plongent dans celles du ressac. Tout donner. Donner ma vie pour cet endroit. Je ne le sais pas encore : bientôt tout me sera livré au rythme de la marée. »

Il faut être prêt à se laisser choir, étouffer, éroder par la teneur de l’histoire, la noirceur des propos, à sentir en soi farfouiller la vase, s’embourber dans le sable, les baïnes quitte à s’y perdre, s’y noyer pour de bon. Laisser de côté toutes les croyances et les fois, la confiance et la lueur, l’espoir. Plonger dans l’écume bouillonnante, courir sur les dunes qui s’affaissent, sentir le corps devenir miette, coquillage fracassé sur un rocher, une falaise, attaché à un vieux rêve illusoire. Il faut être prêt à tout tout abandonner, s’étendre comme un vieux canot brisé, un entre deux sur une plage qui n’en est plus.

Une écriture comme une lame, qui vient se nicher dans les recoins, farfouillant les viscères, les croyances, les moindres plis. Un brouillard de mots scandés, érodés, libérés de toutes attaches, liens, amarres, galvanisant. Une écriture comme une lente montée des eaux avant la frénésie, la tempête, le raz de marée. Et pourtant derrière cette noirceur se cache une beauté sans faille, un abime d’une puissance poétique, évocatrice océanique folle comme cette digue qui cède face à la force de l’océan, de la vague qui détruit l’ile, les derniers garde-fous. La lumière océanique prend toute son ampleur, devient chant du monde, d’un nouveau monde.

Nos corps érodés de Valérie Cibot : Une beauté qui lézarde, noie. Sac et ressac d’une écriture à fleur de vague, à fleur de peaux, à bras le corps. A lire et se rappeler de Fais de moi la colère de Vincent Villeminot.

« En réalité, ce qui a eu lieu ici marque à la fois le crépuscule et l'aube. La clarté est venue de l'onde. Disons qu'une vague a tout emporté et que cette histoire-là c'est celle de la vague. »

Nos corps érodés

Valérie Cibot

L’inculte

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