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Photo du rédacteurSabine

Thomas Giraud - En chantier


« Même si le récit à leur sujet ne promet aucune cohérence, il m’émeut plus que toute autre chose dans sa forme préparatoire, le regard ».

Peter Handke, Mon année dans la Baie de personne



2 février

Du mur, il ne reste qu’un tas. Un immense nid de pierres, de mortier, de crépis, de mousse, d’herbes et de brindilles emmêlés qui n’a pas encore été emporté par les camions bennes couverts de poussières. Le mur était très haut et courrait sur une centaine de mètres. Sans le regarder, je savais sa présence, massive. Il donnait de l’ombre à presque tout, un goût d’humidité à l’air ; il emprisonnait la chaleur en été ; il mettait à l’abri du vent, celui qui vient de l’est. Le mur protégeait (qui ?), cachait (qui ?), dissimulait (quoi ?). Moi, nous et les autres, derrière. Il tenait le regard. Rien ne tentait le regard. Il y avait là-bas et ici. Seules quelques branches d’un arbre planté derrière l’enceinte partageaient leur espace des deux côtés ; elles laissaient penser que de l’autre côté tout n’était pas si différent. Maintenant que l’on peut tout voir, ici et là se ressemblent. Une terre à la couleur usée, des herbes folles. Le ciel qui voit les deux depuis le début lui savait. Moi, nous, les autres, non.

C’était une congrégation religieuse qui (s’)était enfermée derrière ces hauts murs. Le travail, la prière, le silence, le jardinage ou peut-être quelques rires de temps en temps, tout cela ne se voyait pas, ne se montrait pas, se laissait deviner pour ceux qui savaient. Une impénétrabilité réciproque devant et derrière le mur.



3 février


Il y a un trou béant. La température, avec une cohérence nouvelle, a repris la rue et étend ses équilibres naturels. L’ombre a cédé la place à une lumière que rien n’arrête. Sur le côté, comme une vitrine où l’on ne peut s’empêcher de planter les yeux, une nouvelle vue. C’est presque indécent de voir autant, derrière le mur. Je suis pourtant le seul à ressentir de la gêne : des religieuses dans la rue prennent des photographies de tout ce qui demeure, de tout ce qui est devenu, de cette nouvelle vue. C’est drôle, elles ont préféré venir du côté rue pour prendre des photographies de la nouvelle vue, photographier là où il y avait des choses avant plutôt que prendre l’image de l’ouverture, à partir de leur terrain.


Derrière le mur tombé on va construire. Un promoteur est à l’œuvre. Il a détruit méthodiquement de petits bâtiments sur le terrain de la congrégation. Pas tous, mais beaucoup. Il demeure des bouts de bâtiments couverts de grandes bâches vertes à la place du toit, soutenus par des étais qui leurs donnent l’air de grands malades. En divisant l’espace avec des gestes de la main, Là où il y avait la cantine, là où il y avait la petite maison de sœur Anne et sœur Marie-Pierre, les religieuses ne disent pas Là où il y a du vide. C’est que le vide est immense et indistinct. On ne saurait pas comment en parler, le décomposer, le classer, autrement qu’en le comparant à autre chose, et cet autre chose est ce qu’il y avait avant.



5 février


Il aura fallu moins d’une semaine pour faire disparaître détruire le mur, une église (son clocher dépassait de l’autre côté du mur) et les bâtiments, trois, dont il demeure les traces des fondations. Reste échoué une cuve à fioul blanche, piquée de rouille. Elle me rappelle ce langoustier qui pêchait au large du Soudan que l’on pouvait visiter dans une odeur, de fioul et de rouille justement, au Port-Musée de Douarnenez. Les grandes masses remisées. Les grandes masses rendues si fragiles.


Détruire se fait à un rythme soutenu. Au centre ville, ici plus qu’ailleurs, le temps c’est de l’argent. Et pour l’argent il faut vendre et donc être en mesure de construire ce programme neuf de 36 logements du T3 au T5 dont un panneau publicitaire vante les qualités. Une vie urbaine dans un cadre arboré. Il montre sur les balcons des hommes et des femmes aux postures un peu raides, aux gestes gênés (ce sont les mêmes images d’homme et de femmes qui sont placées par ordinateur quels que soient les programmes immobiliers - parfois, la rambarde et le coude posés dessus sont un peu décalés), qui se sourient une tasse à la main. Des enfants jouent sur les pelouses. Il fait beau. Dernières opportunités à saisir.


Il faut un solide effort pour imaginer, non seulement à cause de cette vie stéréotypée que le dessin propose, mais aussi de ce gros bouillon de boue, de terre, de flaques crasseuses (il a beaucoup plus ces derniers jours), de machines, de matériels, de ferrailles et de blocs de bétons sortira ces immeubles de trois quatre étages riants.


Certains arbres ont été conservés. Autour des troncs on a enroulé des bâches matelassées qui leur font de gros pansements destinés à les protéger d’un probable coup de tractopelle, d’une marche arrière d’un des camions qui vont et viennent remplis de gravats. De toutes ces destructions il reste une poussière comme une neige légère, un peu bleutée, collante qui s’est déposée partout. Les feuilles des arbres de la rue en sont couvertes et elle leur confère dans cette raideur poudrée, comme s’ils avaient des perruques, une dignité désuète. Elles ne sont pas les seules à être recouverts de ce hâle étrange : les hommes qui travaillent là sont brunis et blanchis également ; tout est comme brulé et recouvert de cendre sans la chaleur.




15 février


Les travaux de grandes envergures sont pratiqués par très peu de personnes avec du matériel lourd et imposant. C’est moins ce qu’il y a à faire que les machines qui sidèrent. Des camions aux largeurs exceptionnelles, des tracteurs aux roues presque aussi grandes que certaines maisons et ces quantités de terre arrachées, soulevées, jetées dans un camion. Le tout dans un brouhaha de métal raclant la pierre, de grincements de bennes, de fracas de la terre versée avec, en contre-point la sirène de reculement des camions. Pour se parler, ici, les ouvriers ne se parlent pas. Ils hurlent.


Dans cette violence sonore et visuelle, il y a aussi une sensibilité des doigts, une concentration susceptible de ressentir la moindre tension, de deviner les racines, les revêtements sédimentés par les années pour manipuler les foreuses qui transpercent le granit, le sable, les restes ensevelis de plusieurs siècles - s’enfoncer, toujours un peu plus, toujours prudemment. Etre conducteur de grues et connaître l’évolution du vent et des nuages, le nom des machines, savoir dissocier ses mains et ses pieds comme un organiste. Vérifier, contrôler, soulever, prévoir, anticiper.


Et puis, à côté dans le même temps, mais à un rythme différent, des travaux qui apparaissent ridicules, petits, accomplis par la multitude à qui l’on inflige un régime de tranchée : de la boue, de l’eau, de la saleté et un optimisme imposé. Il y a quelque chose d’assez dérisoire dans les gestes accomplis par certaines équipes comme celle-ci, trois homme qui mesurent avec un mètre et tracent des lettres à la bombe à même la terre, des repères que la pluie et le vent feront disparaître, alors que la grue transporte des tonnes de béton, que les tractopelles creusent des trous gros comme des voitures en quelques secondes.




17 février


Il existe une hiérarchie entre ceux qui travaillent là. Elle se manifeste par la différence entre ceux qui sont là tout le temps et ceux dont la présence est passagère. Passagère et souvent à des heures faciles (le milieu – le milieu de la matinée ou celui de l’après-midi est un moment facile ; le temps s’est réchauffé, on a eu la possibilité de prévoir un manteau contre la pluie, voire même de décommander son passage s’il pleut trop. C’est un moment où rien n’est laissé au hasard qui nous cueillerait et où le corps est encore chaud des nourritures qu’il a avalées). Ils sont habillés avec les tenues pour déambuler dans des bureaux, des cabinets, des études. Pour la visite de leur chantier, comme un déguisement de mercredi après-midi, ils chaussent des bottes et portent un casque. Peut-être une veste un peu technique, si jamais il pleut ? Mais tout est posé : le casque sur leur tête et eux dans leur botte. Ils font comme si mais ils ne sont pas ici. Leurs vêtements ne sont pas devenus des deuxième peaux humides et sales par les heures passées à creuser des trous, déplacer des outils, se faire éclabousser. Leurs habits conservent la souplesse d’un vêtement. Ils sont les seigneurs. Sur leurs terres, ils vérifient l’avancement des choses. Ils ne connaissent pas grand-monde mais savent les équations et les relations du temps à l’argent. Ils interpellent les contremaitres par leurs noms, au moins les plus vieux, pour pointer ce qui doit être accéléré. Ils ne savent rien des autres ouvriers. Peu importe puisque c’est aux autres de les connaitre.

Ces autres sont sur le chantier alors même que le soleil n’a rien réchauffé, que la terre est encore dure du gel. Des pulls empilés les uns sur les autres. Ils ont tous ces habits raidis au tombé si particulier, fait de crasse, de poussière, de boue, de pluie qui a mouillé et qui a séché à même le corps, de ces tissus durcis par la transpiration et les cailloux projetés. Les couleurs des vêtements se sont réunies dans une même teinte ni foncée, ni beige et pourtant, foncée et beige. Des stratégies pour ne pas avoir les oreilles et les doigts glacés.





J’ai connu Thomas Giraud grâce à une histoire de cailloux et les cailloux ont pour moi toute une histoire. Une histoire de graine minérale que l’on sème sur les chemins, qui nous pousse dans les pieds, nous gêne parfois mais nous pousse inlassablement à continuer. Les cailloux deviennent des pierres qui roulent, se sculptent, grandissent, protègent.

Nulle pierre sans cailloux, nul caillou sans chaussures. Et c’est cela qui m’a marquée chez Thomas Giraud. Sa façon de concevoir les cailloux, de concevoir les ruisseaux, les montagnes, les âmes. Il écrit comme on lit une carte. On repère le chemin, on a une vague idée de ce que l’on va découvrir et on part. Adieu les idées reçues, on chemine dans ses mots, dans sa poésie, son intelligence, son ouverture d’esprit. Et là, s’ouvre devant nous des sommets de générosités, des atlas de compréhension, des sentiers de traverses. C’est doux, fort, saisissant, ingénieux, impétueux et bouleversant.

Il y a chez lui une quête, un besoin de liberté, de justice, de vie et de bouts de pensées qui rassemblées les unes aux autres forment un canevas, des clés, un sentier où le caillou, devenu pierre, poursuit son chemin, devient ruisseaux puis rivière. Vigueur et beauté de la vie.

Thomas a écrit un roman : Elisée avant les montagnes. Un de mes livres fétiches, un de ceux qui m’ont accompagné longuement cet hiver et qui n’est jamais loin de ma besace et de mes cailloux préférés. Un 1er roman comme une œuvre d’art. Un récit comme un cheminement, comme « un acte mesurable ».


(Pour le respect de celles et ceux qui ont accepté de publier sur ce blog, les textes et les photographies sont protégés par le droit d'auteur. Merci de ne pas les reproduire sans autorisation)



En chantier

Thomas Giraud

Un été jaune carré

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