« De nos jours, il n’y a probablement plus de terres vierges, ni d’île déserte à découvrir, mais jamais nous ne nous sommes sentis aussi seuls. Chacun court après sa vie, élabore son petit confort comme Robinson sur la gravure : une table pour asseoir sa posture, un buffet pour un peu qu’on possède sur terre, un perroquet en miroir pour être toujours d’accord avec soi-même. Et comme Robinson, on craint pour bousculer nos habitudes. Le migrant d’aujourd’hui joue ce rôle. L’humanité entière reste à rassembler. »
Ils sont trois. Trois aussi dissemblables que semblables. Trois êtres humains que rien ne relient et qui pourtant sont liés par une histoire qui pourrait être identique : l’isolement, la solitude, la disparition, l’invisibilité, la solitude au cœur d’une société qui appelle à être visible, solidaire. Trois êtres humains qui courent après une vie, leur vie, pour vivre ou tenter du moins d’en faire partie, de se sentir utile, d’essayer de devenir, d’être. Trois êtres humains que tout éloigne et qui n’ont jamais été aussi proche des uns des autres.
Il y a l’adolescente, rebelle, à la recherche d’une place dans une société qui rejette ceux qui n’ont rien, n’ont aucun bagage et ne vend qu’un rêve éventé. 18 ans et déjà une idée bien fixe de ce qu’est ce monde, de ce qu’il donne et rejette, en marge, à la marge, de l’invisibilité de ceux qui existent mais ne sont pas conforme à cette vision d’un monde idéal et sociétal. Par besoin d’argent et parce que les relations sont conflictuelles, sans discussion avec sa mère, elle décide de s’occuper d’un enfant handicapé mental abandonné par une mère qui n’a pas le temps de s’en occuper et délaisser dans un immeuble prévu à la démolition. L’abandon dans l’abandon. Le rejet total.
« Certains soirs, on se sent ici comme dans une île déserte, avec tout à créer, tout un monde que je voudrais meilleur. »
Il y a la professeure d’allemand qui n’arrive plus à motiver ses élèves, à rendre les honneurs à cette langue élitiste, signe d’une réconciliation entre état et histoire, à la pointe d’une éducation nationale intéressante, motivante et motivée. Arrivée à bout de course, brulée, burn-out après une altercation de trop avec un élève brillant. La goutte qui fait débordée le vase. Comme un vieux meuble bon à la casse, celui qu’on ne veut plus et qu’on jette sur le trottoir pour connaitre une deuxième vie chez Emmaüs. Par besoin de connaitre de se sentir vivante, de devenir enfin celle qu’elle aurait aimé être, celle qui n’est pas mère d’une ado mutique, d’un mari volage, elle se tourne vers des plus nécessiteux, donne des cours d’alphabétisation à des étrangers nouvellement arrivés, migrants et autres indésirables.
« On feint de ne pas s’en apercevoir, on s’arc-boute sur la peur de l’étranger, les millions de semblables qui les ont précédés dans les aléas des guerres ne comptent pas. »
Le dernier est chômeur. Laissé pour compte sur le ban d’une société qui ne veut plus de ces êtres qui ne sont rien. A la marge. Oublié et indésirable. Par égoïsme et volonté de se sentir redevenir quelqu’un d’important, il accepte un poste exceptionnel et bien payé : gardien dans une station de pompage. Tout frais payé, logé et nourrit. Seul contrainte l’isolement total pendant 6 mois. Seul au milieu de nul part, parachuté par hélicoptère. Invisible. Une ile déserte au milieu de champs de maïs. Robinson Crusoé des temps modernes. Tenté de trouver sa place dans ce boulot qui se révèle loin de ce qu’on lui a vendu. Tenté de ne pas être naufragé d’une société qui l’a oublié, abandonné, rejeté comme on rejette ces mendiants, ces êtres qui n’ont plus rien, ne ressemble à rien, ne sont que poussière et cailloux amassés sur les bas-côtés.
« Lorsqu’on se retrouve dans la marge, on n’existe pas. »
Trois destins différents et pourtant semblables, identiques : des naufragés d’un monde qui tourne trop vite, d’un monde connecté à lui-même et n’offrant plus de chance à ceux qui sont sur les bords, à la marge, vivant dans un monde de solitude. Des êtres voués à disparaitre, à l’abandon, captifs d’une existence qui ne leur ressemble pas, étrangers à leur propre vie et la vie tout court.
D’une écriture qui nous prend aux tripes, nous fait tourner les pages comme si on cherchait à comprendre ce qui fait ce monde, ce qu’il nous tend comme miroir, Thierry Beinstingel nous emmène à la rencontre de ces trois anti-héros, trois figures qui tentent de se sentir vivant, de redevenir vivant dans un monde qui ne le veut pas, où la perte d’identité, des repères, l’effacement sont les symboles des faibles et des fragiles, des invisibles.
L’auteur nous questionne sur ces solitudes ultra modernes, ces vies ordinaires qui perdent ou tentent de trouver un sens à leurs rêves, une quête à leur identité. Il aborde les attentions qui se délitent, les communications qui s’étiolent dans un réseau araignée, les pertes de repères dans une ville bétonnée où l’invisibilité devient maitre mot. On ressent les sensations douloureuses de l’expérience d’une vie différente, la tentative de se sentir exister et du repli jusqu’à disparaitre, devenir rebut ou simple vagabond ambulant, handicapé d’une vie où le confort, la richesse sont les maitres mots.
C’est d’une beauté simple et sidérante, un questionnement sur l’humanité et ce qu’on en fait, ce regard que nous portons à autrui, sur nous et nos rêves d’un monde où l’autre, les autres sont ces héros d’un quotidien possible, une quête d’une ile déserte, un monde où il se pourrait qu’un jour je disparaisse sans laisser de trace.
« La vie n’est qu’une succession d’actes anodins, disjoints en apparence, qui finissent par tisser des liens secrets, empêtrer ceux qui les subissent ou en sont les bénéficiaires, les surprendre parfois au point qu’on se rend compte soudainement que ce qui a été jusqu’alors n’est plus possible »
A lire chez Nicole « mots pour mots »et Clara « et les mots »
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