Lettre à l’absent
Ils sont tous là. Même ceux que tu n'as pas vus depuis 20 ans. Même ceux dont tu cherches le prénom. Les fantômes de ce passé.
Pourtant, il y a eu une seule et unique annonce dans la presse. "On" s'est même arrangé pour ne pas en prévenir certains. Le passé est lourd de souvenirs, la famille n'a pas souhaité que tout le monde soit présent.
Ton cœur se resserre mais tu es heureuse pour lui. Tant de personnes, c'est de l'amour en barre. Toute cette énergie qui tourbillonne autour de toi, comme des feuilles à l'automne.
Tu as beaucoup hésité à venir. Tu t'es demandé si tu devais être présente et on t'a aussi fait comprendre que ta place n'était pas forcément là. Mais tu t'es décidée dans l'urgence, a remué ciel et terre pour annuler tout ce que tu avais prévu ce jour-là, modifié tes billets, tu étais dans une autre ville et tu as pu trouver un siège dans la dernière rame du train en partance pour cette ville. Durant tout le trajet, l'angoisse te collait aux tripes, d'être en retard, de ne pas y être, mais aussi de devoir y être. Confusion absolue.
Contre toute attente, ton train était pile à l'heure, le taxi vient juste de te déposer. Tu traines difficilement ta valise-cabine, pourtant presque vide, comme si tous les souvenirs du passé la plombaient et t'empêchaient d'avancer.
Tu prends une grande inspiration et tu t'approches des premiers. Ils ne t'ont pas encore vue. Il te reste encore quelques secondes. Tu pourrais presque faire demi-tour, pas sûr qu'ils remarqueraient que c'est toi, l'ombre qui est arrivée puis repartie, qui s'est sans doute trompée de cérémonie.
Soudain, l'un d'entre eux se retourne. Te reconnaît. Vos regards s'accrochent et les larmes vous montent aux yeux. Tu t'approches et vous vous embrassez, il te serre dans ses bras. Et toujours cet amour, ces émotions qui virevoltent, comme des confettis secoués par le vent. Vous vous regardez longuement sans parler tant l'émotion est intense.
Son meilleur ami.
Votre témoin de mariage.
Des flashs du passé viennent se mêler à la réalité. Tu fermes les yeux un instant.
Tu voudrais pouvoir rembobiner et revenir à cette époque où vous étiez le roi et la reine de ce royaume. Tu voudrais pouvoir le serrer lui aussi dans tes bras. Tu voudrais qu'il pose encore sur toi ce regard qui te rendait unique. Tu voudrais croire encore que tout est possible et que le monde sera à nouveau à vos pieds, que vous règnerez sur un univers fait de musique, d'amour et d'harmonie. Tu voudrais gommer toutes ces années passées qui vous séparent. Vous étiez si jeunes. On ne devrait pas pouvoir se réveiller de ses rêves de jeunesse. On devrait pouvoir s'y couler, heureux, insouciants, nonchalants, bercés par la brise d'un soir d'été.
Il t'appelle. Réveille-toi. Ouvre les yeux. Oui ? Tu n'as pas changé ? Ah, merci c'est gentil. C'est sincère ? Doublement merci alors.
D'autres se sont approchés entre-temps et s'exclament. Quoi, c'est toi ? Tu es venue ? C'est vrai que tu n'as pas changé ! Ils sont là avec leurs gueules de 40 ans et leur sourire d'adolescents, tous ces copains de longue date que le temps a marqués mais dont le sourire et le regard conservent ardemment le souvenir de la jeunesse. Elle est toujours là, la petite flamme.
Il est toujours là, le sourire dragueur de l'un, toujours prêt à te consoler si un jour tu en avais besoin. Il passait son temps à te demander si tu voulais l’embrasser pour tester, comme ça, pour voir, une première fois avec lui.
Le sourire penaud de celui qui s'est toujours presqu'excusé d'être là mais a promis de ne jamais déranger et a tenu parole. Depuis près de 40 ans, il vit dans le sillage de son grand frère. Le suit comme son ombre. Sourit à tout va, rit de bon cœur à tout. A toutes vos bêtises, à toutes vos blagues. Un bon public à lui tout seul.
Le sourire deviné sous les lunettes noires de celui qu'on appelle "le petit". Il te parait presque plus grand aujourd'hui que lorsque vous étiez tous encore des enfants. Les pattes se sont dessinées sous les branches des lunettes mais il garde toujours cette allure svelte du petit jeune.
Le sourire frondeur de ceux qui sont toujours prêts à faire une connerie. Des flashs te reviennent lorsqu'ils te faisaient des farces, brandissant leurs shuriken pointues pour t'impressionner.
Tu sens bien qu'il suffirait de peu pour rallumer les lumières du château et ré-ouvrir le bal.
Tu as soudain envie de leur proposer de courir avec toi vers le royaume, de vous enfuir tous.
Ça pourrait marcher.
Ça aurait pu marcher.
Vous aviez de l'or entre les mains. Mais le royaume s'est effondré et il n'y a désormais plus de retour en arrière possible. L'un d'entre vous manquera toujours à l'appel.
Pour toi, c'est le plus important. Il ne répondra pas présent cette fois-ci. Il a choisi de se figer dans le temps et dans vos mémoires.
Il a finalement remporté la bataille de l'amour. D’une certaine façon, il a remporté cette guerre contre le vide.
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