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  • Photo du rédacteurSabine

Stéphanie Kalfon - Attendre un fantôme


« Kate a grandi en se comportant comme un objet à disposition, un reflet de sa mère. Son identité c’est d’être identique. Elle n’a pas eu le droit d’être quelqu’un d’autre. Il fallait qu’elle soit une pure appartenance destinée à rester là comme un sac à main pour dame. Se glisser dans l’existence avec la présence transparente du fétiche. Bordée de mots d’amour exagérés, elle n’était en vérité qu’une princesse de pacotille, clouée à son lit d’enfance. L’illusion qui faisait office de preuve, c’est sa mère qui lui donnait tous les rôles. […] La petite fille a appris à se rendre misérable et heureuse à la fois. Et à demeurer ainsi, acceptant de se faire aimer selon les définitions inaccessibles et totalitaires. »

Il est des fois difficile de concentrer ces mots sur une lecture de roman, de se donner la liberté d’écrire dessus sans écrire soi-même sur des fantômes, sur ces êtres qui sont là, proches de nous, nous empêchant de faire un pas, spéculant sur nos doutes, nos peurs voraces, nos empêchements de tourner en rond, en carré, triangle ou tout autre figure géométrique. Il est difficile de poser des mots sans se croiser dans le tain du miroir, sans changer le profil pour laisser apparaitre celui que tout le monde préfère ou désire, celui qui n’est pas la réalité mais qui offre au banal des instants d’une existence autorisée.

On se donne un rôle, on se cache derrière celui-ci, celui offert et intériorisé. On avance avec ce déguisement d’Arlequin ou de clown triste. On camouffle, on s’habille. On « s’acrobate » sur le fil de la vie qu’on nous a donné arc bouté sur nos casseroles tirées. On avance, petit soldat obéissant aux injonctions familiales, sociétales, amicales. On avance. Le portrait craque sous les coutures mais les mots et les traces d’amour nous recousent. Immanquablement. Comme des gris-gris, des totems et autres baguettes magiques fétichistes.


Mais que faire des fantômes qui nous poursuivent ? Que faire de ces êtres morts, ceux avec qui on a partagé, fabriqué des morceaux de vie, des instantanés de bonheurs, de saveurs ? Que faire de leur disparition lorsque celle-ci est effective ? Doit-on attendre et souffrir de ce manque, continuer en faisant comme-ci, se délivrer des draps et tentures portés ? Qu’être, que devenir, comment revivre, vivre ? Comment faire face à l’improbable quand tout nous tire vers le probable, quand les êtres qui nous entourent, nous donnent un miroir dans lequel il est difficile, impossible de se complaire. Que faire lorsque les actes de soutien deviennent des actes meurtris, des paroles assassines, des gestes qui en cachent d’autres, des silences qui racontent des histoires, des mères qui envahissent et décident de notre transformation, des pères qui s’absentent du drame. Que faire du traumatisme de la perte ?


Désobéir aux règles, casser les schémas, résilier les dettes familiales, arrêter de jouer à la jeune fille, l’enfant qu’on a été, ne plus se laisser hanter par les fantômes qui affectent la mémoire, se cachent dans les plis de l’âme. Désobéir, entendre les émotions, les sensations, entrer en guerre contre l’emprise, la violence sournoise et silencieuse des drames, arracher l’uniforme, le déguisement, trouver la possibilité d’exister, de côtoyer ces fantômes en acceptant sa vie. La sienne. Celle qui mène vers sa liberté.


« En chacun de nous, quelque chose guette et sommeille. Quelque chose qui a peut-être à voir avec ce qui n’a pas eu lieu dans l’enfance. Tout ce qui avec l’âge, en s’éloignant, au contraire nous empoigne et nous inhibe.[…] On s’apprivoise, on biffe, on s’échoue, on déchante on s’enflamme on défaille on s’emporte et voici que résonne au-dessus du vide la voix d’un peut-être qui d’un simple sursaut nous maintient à jamais non rassurés.

[…]

Il faut désobéir au réel. Et rêver mille contes pour distraire l’effroi d’un effroi supérieur »


Encore une fois Stéphanie Kalfon (Le parapluies d’Erik Satie, un premier roman d’une musicalité et écriture d’orfèvre) nous emmène dans les tourments de l’âme, dans la solitude des êtres qui subissent les déchirements et errances familiales, les pulsions mortifères et fantomatiques, les relations familiales vampiriques, les détresses enfantines devenues adultes. On côtoie la violence sournoise et silencieuse, les mots écorchés, les gestes d’une banalité effacée qui égratignent et qui un jour, sournoisement, font chuter, tomber.

Stéphanie Kalfon nous entraine dans un roman où le rôle maternel prend toute sa dimension mythologique, dramatique, où son visage ressemble à une Médée moderne, n’hésitant pas à tuer ce qui a été tué. Une histoire russe où chaque poupée s’emboite l’une dans l’autre, où chaque être ne peut se passer de l’autre, où les relations familiales tissent, dans le silence, une vie fantomatique. La violence se trame, bâtit sur des mots doux et tendres, tentaculaires et insinueux, étouffants, comme déguisée, malveillante sous son masque de pureté, une main qui porte secours pour mieux étouffer, redevenir l’enfant qu’il a été, reprendre possession de  l'adulte devenu.


D’une écriture toute en finesse, les mots s’emboitent les uns aux autres, les personnages vampirisent, masquant le quotidien sournois et machiavélique, la dualité entre l’affect et le sournois laissant place à une force envie de vivre, au prise de risque, celle d’exister. Attendre un fantôme ou oser vivre, oser être.


« Les fantômes sont les silences qui nous peuplent et nous dépeuplent. Ils sont invisibles et sonores, comme des demi-soupirs. Ils sont une absence, un manque, un raté, le bruit au loin du froissement du déni. Ils sont ce qu’on attend. Ici une personne, là-bas un retour. On attend des excuses, une réparation, la fin d’un mensonge, la sortie d’un chagrin. Certains attendent que la vie commence, ou de tomber amoureux, que la souffrance finisse, un peu plus de respect, un changement infime, un réchauffement, un pardon, un sourire, un geste. Mais tout ce qu’on attend d’impossible nous maintient impuissants. Etre malheureux, c’est attendre un fantôme. »

« Attendre un fantôme » de Stéphanie Kalfon fait parti de la sélection des 68 premières fois, édition 2019. A retrouver sur le site, toutes les chroniques des éditions passées, en cours ainsi que les diverses opérations menées.



Attendre un fantôme

Stéphanie Kalfon

Joelle Losfeld Editions

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