Pour CM, dite IC.
Lorsque j’étais enfant, la gravité des choses me paniquait, une sorte d’épée de Damoclès balancée en permanence au-dessus de ma petite tête. « Est-ce que c’est grave ? » je demandais à ma mère. Toutes mes phrases commençaient de cette manière. « Est-ce que c’est grave si je dis du mal de mon amie ? » « Est-ce que c’est grave si je n’aime pas la campagne ? », « Est-ce que c’est grave si je casse un vase ? ». A quoi elle répondait, pour m’apaiser, « non, ce n’est pas grave ». Et je m’apaisais. Sauf que rapidement ça reprenait, une autre éventuelle gravité commençait de ronger ma tranquillité, et tout était à refaire. Je suivais sans franchement m’en rendre compte une courbe exponentielle, l’obsession n’en finissait pas de monter d’un cran, de « casser un vase », je passais à plus sérieux, plus préoccupant, « est-ce que c’est grave d’être raciste ? » par exemple. Là, ma mère prête à répondre « oui, c’est grave » retenait cette évidence, sachant l’angoisse que cela provoquerait en moi, et optait plutôt pour un « mais d’où sors-tu de telles absurdités ? Le racisme n’existe pas chez nous ! ». Je sentais alors que je l’exaspérais, sa patience à ras bord, du coup je me retenais de demander « est-ce que c’est grave si je t’exaspère ? ». Bref, je n’étais pas une fillette facile, on peut même dire plutôt pénible. Et ma mère en a eu assez : un jour, elle m’installe à ses côtés sur le canapé, prend un air solennel et m’annonce « écoute moi bien, rien, absolument rien n’est grave, sauf la mort ». Je la crois, évidemment. Elle est, depuis toujours, mon centre de gravité. Sa phrase agit comme un enchantement. Bon sang mais c’est bien sûr ! Me voilà soulagée. Ouf.
Pourtant, le plus étrange, le plus cocasse même, c’est qu’après avoir eu, le temps de mon adolescence, un pouvoir de baguette magique, le « rien n’est grave » de ma mère est devenu l’une de mes raisons de lui en vouloir, et de m’en aller. Oubliant tout de ce que j’avais en grande partie initié, soudain sa désinvolture, sa manière farouche de se moquer, de considérer qu’en effet, rien n’est grave, se sont imposés comme autant de vexations. Devenue adulte, je voulais qu’elle me prenne au sérieux, qu’elle me prenne au singulier, qu’elle me croit passionnément, comme on le ferait d’un roman, mais dans son monde désacralisé, l’ordre des importances, et des préférences, déraisonnait. Nous n’avons pas su, ni elle, ni moi, nous dépêtrer de mon enfance. On s’est emmêlé la gravité des choses.
Pourquoi je vous raconte ça, tant de décennies après, c’est à dire aujourd’hui ?
Je vais vous le dire : parce qu’alors que des enfants jouent autour de moi sur une petite plage de galets corse, des ribambelles de petits que l’eau exalte, ils y passent des heures, jamais froids, pleins de cris, leurs parents hurlent et se plaignent (mystère insondable: la plage semble toujours le lieu privilégié des disputes familiales) il me vient à l’esprit que, peut-être, parmi ces enfants là, il s’en trouve un ou même plusieurs que la gravité des choses angoisse.
Et cette éventualité, tout à coup réveille ma mère, au repos dans ma mémoire : je sais bien désormais (après tout, ça sert à ça de vieillir, à savoir un peu) que mes incessantes interrogations de l’époque n’avaient, contrairement aux apparences, rien à voir avec l’apprentissage du bien et du mal, mes inquiétudes ne relevaient pas de la morale, il était seulement question d’amour et de chantage affectif. Jusqu’où maman m’aime t’elle? Voilà en réalité de quoi il retournait. « Est-ce que tu m’aimerais encore si… » Et donc, à observer cette mère en colère, mains sur les hanches « qui t’a donné la permission de nager si loin reviens de suite tu n’as pas mis de crème ce n’est pas à toi cette bouée on ne se baigne pas après le déjeuner la prochaine fois on te laisse à la maison je t’ai demandé de surveiller ton frère il est où on ne peut vraiment pas vous faire confiance c’est quand même pénible d’être toujours obligée de crier », je pense, oui, voilà, que si le bout de chou barbotant là-bas a pour habitude de mesurer son amour à l’aune de ce que cette mère estime grave, eh bien ce n’est pas gagné.
Je suis sur mon morceau de galet corse, prête pour ma sieste, dans mon demi sommeil je sens une petite envie de me lever, de m’approcher de cette femme criarde, de lui lancer un « mais enfin, tout ça ce n’est pas grave! », au lieu de quoi je m’endors au son de ses hurlements, convaincue, une fois de plus que rien n’est simple. Pas même la simplicité.
Pour CM, dite IC
Sonia David
Un été jaune carré
(Pour le respect de celles et ceux qui ont accepté de publier sur ce blog, les textes et les photographies sont protégés par le droit d'auteur. Merci de ne pas les reproduire sans autorisation)
Pour quelques livres seulement, on se souvient précisément de là où nous étions au moment de leur lecture. Imaginez une chambre d’hôtel new yorkaise en pleine tempête Sandy, l’impossibilité de sortir, la tour qui vacille et vous imperturbable vous délectant d’un premier roman « Les petits succès sont un désastre », une addictive histoire d’amitié à Montmartre, au sein de Rose et sa bande d’amis, bande dont le lecteur est invité à faire partie par le talent de Sonia David. C’est ainsi que j’ai rencontré l’auteur. Inoubliable évidement. J’ai eu l’énorme chance ensuite de rencontrer la femme derrière, et de découvrir du beau, du vibrant, du sensible et du désormais indispensable à ma vie.
Si vous voulez croiser la route de Sonia David, vous devez lire ses livres ou vous essayer à l’écriture avec Ecriture Factory, un atelier où la bienveillance côtoie l’exigence, mis en place par la décapante Anita Coppet. Parce que Sonia David sait que l’écriture peut prendre toute la place, qu’elle dévore mais qu’il faut s’armer de patience aussi, et travailler toujours.
Au moment de lire son second roman « David Bowie n’est pas mort », on est fébrile « et si » et puis on embarque dans la famille, dans ces sœurs face à la perte des deux piliers, et on y retrouve des émotions partagées, des bouts de soi et toujours cet universel dans le soi.
Décidément, il fait bon être, vivre, écrire et surtout lire auprès de Sonia David.
Charlotte Milandri
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