On écrit pour ne pas s’égarer. Cela sert avant tout à cela, les mots, à se dé-perdre. Des balises, des bouées, des points de repères, des pierres d’achoppement auxquelles je m’agrippe de toutes mes forces. Oui, j’écris pour ne pas m’égarer dans la jungle du monde ou dans celle de mon propre tumulte, je débroussaille les forêts à la hache du langage, je marche dans les sillons des phrases, j’explore la page en y disposant mes pattes de mouche pour ne pas être happée par le chaos. C’est ce que j’ai toujours cru. C’est ma façon propre de construire cette chambre à soi, ce lieu à soi dont parlait déjà Virginia Woolf. Est-ce étrange, lâche, ou pire : les deux en même temps ? Ne se confronter à l’autre que par le filtre de l’écrit, sans oser risquer le corps-à-corps avec ce que les autres appellent la réalité. Je ne puis apporter aucune réponse à cette question. D’ailleurs, est-ce que je sais faire autre chose que cela, aligner les mots les uns derrière les autres ? Autour de moi, ils ont fini par accepter la chose par érosion, comme on s’accoutume à la lubie d’un proche un peu excentrique. Pour beaucoup, j’appartiens à la faction de ceux qui sont payés pour ne rien faire, passent leur temps à en perdre, la famille des doux rêveurs, de penseurs inutiles, de ceux qui préfèrent opiner dans les nuages plutôt qu’ancrer leurs pieds sur le sol, dans la terre, la fange ou la merde. Même s’ils ne disent rien, la plupart d’entre eux considèrent cette activité étrange, peut-être même subversive ou malsaine. A quoi bon, une fois de plus, tenter d’expliquer ? Par chance, je suis arrivée à un âge où il n’est plus besoin de se justifier. […]
*
Il neige. Je suis à ma table, l’ordinateur ouvert. Un geste d’invitation, ce clavier offert à moi, qui n’attend que mes doigts pour l’effleurer, eux qui savent courir aussi vite que mes pensées. Pourtant son charme ne m’atteint pas, je le considère à peine, cela doit bien faire une heure que je regarde les flocons traverser le ciel opaque de ma vitre. C’est si rare, la neige en ville, comme en musique un impromptu ou en poésie un haiku. Cela me rappelle ces vers de Sôseki, que je me suis empressée d’aller relire pour ne pas qu’ils s’en aillent trop vite :
Le froid le froid – l’eau bleuit le ciel se rétrécit
Plusieurs jours que je n’écris pas, je veux dire, que je n’écris pas le roman que Max attend. Il me téléphone de plus en plus souvent, je ne sais pas s’il s’inquiète pour moi, pour le livre que je lui ai promis et qui sera un best-seller, a-t-il pronostiqué. Mon indifférence à la chose me surprend. J’ai toujours pensé que je ne savais faire que cela. Ecrire, écrire toujours, écrire envers et contre tout. Puis s’arranger avec Dieu, le destin ou le hasard pour que le livre séduise son public, que les critiques soient élogieuses, décrocher un passage à la télévision dans une émission littéraire ou à la radio, prier pour que l’ouvrage ait la plus longue vie possible, qu’il ne soit pas un oublié du premier mois après sa parution, qu’il ne soit pas frappé d’omertà ou de mort subite. Aujourd’hui, n’avoir été que cette femme qui regarde la neige tomber et a oublié, lui a-t-on dit sur un léger ton de reproche, son rendez-vous chez le coiffeur. Autrefois, j’étais capable d’oublier un rendez-vous parce que j’étais en train d’écrire. Aujourd’hui, j’oublie les rendez-vous parce que je n’écris plus. J’apprends à regarder la neige tomber, j’ai même la naïveté de trouver cela beau.
Acheter un cadeau pour l’anniversaire de Gaëlle et aussi du chocolat, parce qu’il semble que j’arrive au bout du stock. […]
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Apprendre à flotter. C’est ce qu’il me faudra faire, avant la bascule définitive, avant la chute dans le silence. Se défaire du temps, se délester de son passé proche, puis plus lointain, renoncer à la durée, aux dates, à la géographie des lieux, se déprendre des visages que l’on a aimés, des livres qu’on a lus, de ce que l’on a été, des liens tissés aux autres, à soi, comme un message à la mer flotter, pour combien de temps, on ne le sait, ignorant aussi si nous attend un port ou le naufrage. A ma poésie préférée de Kiki Dimoula revenir, celle qui dit déjà tout sur ce qu’il y a, sur ce qu’il y aura, sur la nuit qui menace et fait si peur. Vite l’écrire, avant qu’elle ne me déserte. Vite l’écrire. Pour qu’elle demeure encore longtemps.
L’amour,
substantif,
très substantiel,
nom singulier,
genre ni féminin ni masculin,
genre désarmé.
Au pluriel
les amours désarmé(e)s.
La peur, substantif, singulier au début puis pluriel : les peurs. Les peurs devant tout désormais.
La mémoire,
nom propre des tristesses,
singulier,
singulier, rien d’autre
et invariable.
Mémoire, mémoire, mémoire.
La nuit, substantif, genre féminin, singulier. Pluriel les nuits. Les nuits désormais.
Silvia Härri, c’est un véritable coup de cœur. Une écriture, une prose, de la poésie, un « Nouaison » qui m’a littéralement enveloppée, une « Mention fragile » qui m’a faite pleurer de beauté un matin dans une chambre en résidence Suisse… Une femme discrète, riante, poétesse, qui d’une plume nous embarque dans ses mots, dans son histoire. C’est fort, généreux, sensible et humain. C’est beau oui. Beau comme une petite œuvre que l’on découvre dans la torpeur d’un matin brumeux, le silence de la vie. C’est beau comme peut être la justesse, l’élégance, l’écriture.
(Pour le respect de celles et ceux qui ont accepté de publier sur ce blog, les textes et les photographies sont protégés par le droit d'auteur. Merci de ne pas les reproduire sans autorisation !)
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