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  • Photo du rédacteurSabine

Sigolène Vinson -Le caillou


« J’ignore combien de temps je suis restée inconsciente. Le soleil n’est plus tout à fait à la même place. Ai-je bu depuis ce matin ? Je n’en ai pas le souvenir. Dans mon sac, ma bouteille d’eau est encore pleine. La mort par déshydratation est celle des naufragés sur les radeaux, des matelots à la dérive, de ceux que la pleine mer avale. De toute façon, je n’existe déjà plus. Quand Monsieur Bernard a voulu savoir si j’avais fait des études, je lui ai répondu : « oui très longues. » Il n’a pas cherché à savoir lesquelles, parce qu’il ne m’a pas crue. La faute à mon idée fixe de devenir con comme un galet, pour ne plus rien sentir. Je sais bien ce qu’on dit : « Malheureux comme les pierres. » Mais je mettrais ma main à couper que les cailloux ne sont jamais aussi désespérés qu’ils en ont l’air. Ce sont les hommes qui sont désemparés. »

Fichtre comment encore une fois vais-je pouvoir vous parler de ce roman, d’une femme qui voulait devenir caillou comme on devient minéral, d’une femme au visage d’argile et possédant pour toute arme de vie, sa volonté à achever un travail entrepris par son vieux voisin, un homme au cartable puant la marée, les algues et le maquis corse ? Comment vais-je pouvoir vous donner cette envie irrémédiable de vous emparer de ce bijou inclassable tant par les mots lus, claqués sur le papier, écrits avec cette force, cette beauté sauvage que par le cadrage incontrôlable, zigzagant entre la Corse, ses rochers, ses caps, ses falaises et le Paris désabusé ?


Un petit bijou que cette histoire de caillou. Des phrases et des phrases à garder précieusement dans un carnet, à recopier une fois, dix milles fois, à inscrire en face de soi pour se rappeler que malgré ce caillou qui se glisse dans nos godasses, nous encombre dans notre marche, nous oblige à nous arrêter, on ne le retire pas parce qu’il nous rappelle que nous sommes en vie.

Ce caillou, c’est ce bout de rocher qui nous ramène à la falaise, nous enracine dans la vie, nous oblige à regarder tout ce qui peut briller de mille petits instants, de détails pittoresques, de gens incroyablement usés par le temps, éroder par la vie, mais tellement forts, enracinés dans le bloc, dans la falaise qu’ils en deviennent un cap quelque part en Corse.


Atypique, incroyable et tellement humain, fragile, sensible, somptueux, fort, hypnotique. Incroyable oui.


Et un début tout en désillusion humaine. Une recherche, une quête de la solitude, du décalage temporelle face à une société à laquelle on n’adhère plus. Le crâne qui cogne les murs, les portes, les vitres. Le visage qui se creuse, se craque, devient groin de cochon. Une envie de hurler à la face de ceux qui représentent les 1er secours, ceux qui nous empêchent de mourir, « défense de passer », de « me foutre de la gueule de l’Homme et de sa bite qui est toute petite ». 

Seule désespérément seule est cette jeune femme. Ses deux seules connaissances : son vieux voisin, aussi barge qu’elle et sa voisine du dessous qui est en quête d’éléphants, pachydermes aux pattes énormes. Un monde hors norme d’une société qui court après une quête de l’absolu quand l’absolu n’existe plus (et là vous vous dites : mais de quoi parle-t-elle ? J’en sais fichtrement rien mais oui cette société est un brin complètement hors norme par ses normes normalisées)

Et puis un soir (enfin plutôt un matin) ce fameux voisin, Monsieur Bernard frappe à la porte. Deux heures du mat’. Elle, cette femme qui ne rêve que d’une vie loin de tout, loin de la vie, lui ouvre avec pour seul vêtement un vieux T-Shirt qui ne cache pas grand-chose comme pour mieux se laisser fouetter par la nuit.

Commencera alors une histoire de caillou, d’argile, de cartable-serpillère, de sculpture, de falaises, de crevettes, de marées, d’alcools au goût anisé, de sac à foutre, d’art qui façonne la vie, de maquis, d’odeurs de garrigues, de sel qui vous colle à la bouche, votre regard à en provoquer des gerçures et des larmes de vie.

Deux solitaires qui se reconnaissent. Deux solitaires qui se façonnent l’un à l’autre, qui réalisent que la vie coule et que la terre qui est sous leurs pieds, est remplie de cailloux. Des cailloux loin de Paris et de sa vie désabusée. Un caillou plus précisément qui pousse cette femme à partir en Corse, à briser ses racines d’illusions perdues et à s’enraciner à un bout de rocher quelque part dans au milieu de la Méditerranée. Une ile. Ne plus dépendre de Paris et de ses amours perdus, partir non pas à l’aventure mais auprès de taiseux-tueurs de sangliers et le cas échéant de potes-frères pour les éviter de se suicider parce qu’en Corse on a le sens de l’entraide, de la fratrie.

Et l’Art. L’Art comme une renaissance sans jugement, sans crainte, dans l’acceptation de l’autre, l’humain. L’Art comme renaissance d’une Vénus, femme-poisson, femme-crevette, femme à la chevelure marine qui sort de son coquillage comme notre femme-argile sort de son caillou. L’iode comme essence humaine, la garrigue comme odeur d’existence. Et le regard de l’autre, le regard et l’amour qui fait devenir notre femme-caillou, une femme tout simplement. Une femme libre de respirer l’odeur salée et de regarder le soleil éclairer les chemins escarpés.


Magnifique, somptueux, fort et surtout oui surtout terriblement humain, sincère. Un vrai sac à foutre qui est un caillou précieux. Très précieux.


Une écriture directe, sincère, pur, intense, sans fioriture qui s’engage dans une veine de grande plume, qui fait relever la tête et se dire que ça vaut le coup de ne pas enlever les cailloux dans nos chaussures, juste pour nous rappeler que nous sommes en vie et que tout est possible. Que la vie se déguste et qu’il arrive de rencontrer au détour d’une route cabossée, « quelqu’un qui nous accompagne jusqu’au bout. A condition qu’une fois sur place, il veuille bien nous laisser seuls. ».


Un magnifique livre porté par une envie de liberté et d’espoir de vivre la vie telle que se présente sous nos yeux, nos pas. Un caillou à conserver dans sa poche, sur soi, près de son cœur et ses yeux. Un caillou comme une main qui se dépose sur l’épaule et nous dit « vas y, « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront. » (René Char)


A retrouver chez Charlotte, l'insatiable dénicheuse de pépites à haute teneur d’écriture et de vie. Et puis lire et relire les confidences de Sigolène Vinson sur l’écriture.





Le Caillou

Sigolène Vinson

Le Tripode

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