Momo en a plein les Nikes. Pour rentrer plus vite après sa journée à l’entrepôt, il a choppé un bus. Mais quelle chaleur ! Et quel monde. L’engin est bondé. Lentement, il se faufile au fond, pris en sandwich entre une bande de jeunes énervés et un petit rebeu aux écouteurs vissés sur les oreilles, et s’accroche debout à une poignée en regardant les bagnoles défiler sur le bitume.
Mais des cris percent l’air soudain. Momo se retourne. Les trois jeunes chahutent, collés contre le reflet crasseux des vitres. Quinze ans, pas plus. Ils habitent la cité, il en a reconnu certains. Les ados se mettent à bousculer le gosse, mais personne ne bouge de son siège. Ni le chauffeur, ni les passagers. Le regard loin ailleurs comme s’il ne se passait rien. Comme s’ils n’étaient pas concernés. L’assistance à personnes en danger ne leur dit rien. Sauf que les gamins commencent à s’échauffer et que Momo est sûr que ça va dégénérer. Dans ce genre d’embrouilles, il faut éteindre le feu, il le sait. Tandis que le groupe de jeunes se met à bousculer le gamin aux écouteurs, celui-ci sort un opinel et les menace, l’air bien moins affûté que sa lame. Les passagers regardent ailleurs. Silence de mort. On entend le raclement des pages de journaux qui se tournent et des gorges qui grattent.
Momo s’approche du gamin au couteau. Assied toi et reste tranquille. Arrête de jouer le dur, c’est idiot. Tout en lançant un regard noir à la bande de survoltés. Mais avant qu’il ait terminé sa phrase, une voiture de policiers déboule et se gare près du bus qui s’est arrêté. Le chauffeur, qui a retrouvé la parole, désigne le fond du couloir : ils sont par là. Tandis que l’ado au couteau panique, Momo lui demande de ranger son opinel pour que les flics ne l’embarquent pas. Mais le chauffeur en rajoute. Allez-y ! Alors les flics y vont, tandis que Momo s’écarte. Comme à l’entraînement, leurs torses boucliers et leurs bras mitraillettes se déploient. L’ado au couteau ne cherche pas à se débattre. Il a la frousse. Mais un flic lui tord les deux mains en arrière, tandis que son collègue lui file une gifle avant de le tirer violemment au sol. Momo ne peut s’empêcher d’intervenir : Doucement quand même. C’est un gosse ! Sauf que sans faire exprès, Momo touche l’uniforme. Electricité. Crescendo des hostilités. Le costaud en bleu marine lui décroche un coup de matraque et le menotte à son tour. Traîné à terre comme un sac, Momo essaie de s’expliquer, mais sans succès. Sa tête cogne le sol. Comme des bêtes apeurées, les flics attaquent. Etat de siège. Momo est tiré hors du bus avec les quatre gamins et poussé dans la voiture de police.
Tandis que le gyrophare grince, Momo essaie de s’expliquer. Peine perdue. Les flics démarrent et se marrent en montant le volume de la radio. Arrivé au commissariat, Momo est accroché sur un radiateur comme un trafiquant de poudre. Il a la haine. Il a les larmes. Il a peur. Où sont les hommes, les vrais, qu’on se batte en duel dans la cour pour voir ?
Finalement, après plusieurs heures d’attente, l’inspecteur le reçoit dans son bureau et l’écoute en pianotant sur son clavier, avant de le relâcher. Sans excuse. Sans un regard. Dans l’exercice de leur fonction, rien ne doit entraver le boulot des forces de l’ordre. Momo serre les dents. A quoi ça sert de discutailler ? Colère. Amertume. Dégoût. Mal aux côtes, la tête en vrac, le cœur mordu. Momo ne comprend pas. Il y a des bons flics et des bons juges, pourtant, il en est sûr. Mais quand tu rencontres chaque jour des pourris bouffés par leurs préjugés, c’est difficile de penser autrement.
Il ressort du commissariat en trombe et heurte une vieille grand-mère aux joues roses rondes sur le passage clouté. Eh ! Faites un peu attention. Momo hausse les épaules.
D’origine espagnole, Sandrine Roudeix est à elle toute seule le regard et la plume. Auteur de trois romans dont le sensible « Les petites mères » et le merveilleux « Diane dans le miroir » (un de mes livres pépites, ceux que je garde précieusement), Sandrine Roudeix a ce quelque chose d’unique : des mots qui vous prennent là, en plein estomac et ne vous quittent plus. Sa plume est son regard et l’inverse est tout aussi vrai. Chez elle, les personnes relèvent d’un tempérament de feu. La braise est présente, chaude et à la fois sensible comme une pellicule qui prendrait toute sa valeur, son originalité dans les bains nécessaires à la révélation de l’image. Il y a la fragilité, la force, la douceur et le tempérament. C’est beau, c’est vrai.
(Pour le respect de celles et ceux qui ont accepté de publier sur ce blog, les textes et les photographies sont protégés par le droit d'auteur. Merci de ne pas les reproduire sans autorisation !)
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