Cher Raymond,
Est-ce qu’on peut être normal et errer ? Je te le demande. Je te l’écris dans cette lettre. Je te le crie, peut-être, dans ce monde de l’après où tout est si flou. Où es-tu en ce moment ? Quelque part sur la planète ? A Paris, dans ton cinquième arrondissement ? Tu ne t’en souviens sans doute pas, mais je suis venue te voir chez toi pour parler de tes errances à toi. C’était il y a quinze ans. Peut-être plus. Le temps file si vite sur nos visages. Je dis « nos », parce que j’aime regarder le tien sur les photos. Ton crâne nu qui domine ton front creusé d’ombres, tous ces chemins que tu as parcourus avec ton appareil qui se sont gravés au coin de tes yeux bleus. Je suis venue te voir un matin. J’ai sonné et c’est toi qui m’as ouvert. Tu m’as fait entrer, le regard attentif, le buste silencieux et légèrement voûté. Tu m’as proposé de m’asseoir à ta grande table de bois, rectangulaire et abimée comme chez moi. Comme chez ma mère dans les Pyrénées, on a ce point commun. On vient de là-bas. Du monde rural. D’une ferme. Même si toi, elle était dans les Alpes. Entre deux virées en ville, on a grandi entourés de corps solides et de mains labourées par la terre et les saisons. Tu ne m’as pas proposé de boire un thé. Enfin, je ne crois pas. Tu t’es juste assis à côté de moi et tu as attendu. Très vite, je t’ai bombardé de questions. Mais pas comme d’habitude. D’habitude, je mitraille les gens pour les comprendre de l’intérieur. Pour m’éclairer aussi un peu, des fois que je sois invisible ou à contre-jour. Mais avec toi, ce n’était pas ça. J’étais attendrie. Une vraie guimauve. J’avais le sentiment de te connaître. Je percevais ta timidité. Ta distance, aussi. Celle que tu m’as apprise à gérer. Tu racontes souvent que tu as passé ta vie à la chercher, cette distance. Cette bonne distance aux autres. On t’a reproché d’être trop près quand tu étais journaliste. Trop loin quand tu as commencé à être photographe. Jamais à la bonne place. Plus tu parlais ce jour-là et plus j’avais l’impression que tu m’ôtais les mots de la bouche. Entre tes lèvres, tu déroulais toutes mes pensées, mes complexes. Tu disais : Est-ce qu’on peut être normal et errer ? Tu disais : J’ai peur de décevoir, de mal aimer, d’aimer mal. Tu disais : L’errance est l’histoire d’une totalité recherchée. Tu disais mille autres phrases que j’ai fébrilement notées sur mon carnet. C’était l’un de mes premiers articles. Texte et photo. Oui. Texte. Et photo. Car je devais te photographier, moi qui débutais sans jamais avoir appris à tenir un boitier. Si tu savais comme j’avais l’esprit vide au moment de te diriger, juste après tes confidences qui aspiraient l’air et tétanisaient mes doigts. Il fallait que je trouve une idée, quelque chose de génial qui traduirait ton génie. Ce que tu représentais pour moi et que je voulais partager. Ta quête du beau, de l’intelligent, du vrai. Sauf que je n’y arrivais pas. Vide. J’avais la tête vide. A un moment, j’avais pensé à mon grand-père. Moi qui ne cessais alors d’ajouter des membres imaginaires à ma famille pour combler les trous et soigner les bleus, je m’étais dit que tu aurais pu être lui. Et pas juste parce que ma grand-mère s’appelait comme toi, du nom du petit garçon décédé juste avant sa naissance. Pas juste parce que tu en avais la peau, les épaules. Tu aurais pu être mon grand-père parce que tu me guidais depuis des années. J’ai relu tes mémoires pendant le confinement et j’en ai encore eu des picotements dans la colonne vertébrale. Entre les lignes, tu me prenais par la main. Tu me remettais debout. Tu me rassurais. Ma non-conformité, mes tâtonnements, mes doutes. Même si les miens sont plus bruyants que les tiens. Alors que je ne faisais plus que des photos de commande ces derniers temps, des portraits pour des magazines ou des entreprises, tu m’as redonné envie de photographier et d’écrire mes errances. Mon expérience intime du monde. Tu m’as rappelé qu’elles avaient autant de valeur que d’autres. Je te remercie pour ça. Mais je profite de cette lettre pour m’excuser aussi. Pardonne-moi cette photo sans âme que j’ai prise de toi lorsque nous nous sommes croisés dans ta salle à manger. Le monde d’après doit être vrai. Pas forcément normal, mais vrai. Je te promets que je vais essayer.
Sandrine Roudeix
Lettre à
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