Ma Lili, ma chérie,
Je sais bien, on ne se connaît pas. On ne s’est même jamais rencontrés. La faute t’en revient : butée, tu as refusé de me tendre la main. Comprends que je t’en veuille un peu… Un peu beaucoup. La vérité, c’est que je t’en veux chaque jour. Chaque jour je peste contre toi. Matin après matin. Tu entendrais les trucs que je marine à ton endroit, les trucs que je me dis… Que je te dis. À toi, l’absente. Ma chérie. Mon adorée. Spirale sans issue, fatigue de malade, dans ma tête ça fait des boucles, je tourne en rond avec ça. À me demander pourquoi. Encore et encore. Des avalanches de questions. Pourquoi pourquoi pourquoi. Sans trouver ni réconfort ni clé de résolution acceptable. Pourquoi à la con. Y a pas à dire : en matière de torture mentale, tu sais comment te débrouiller pour faire morfler… Aussi je te parle. Tout à fait. Comme si tu étais là. Avec moi. Physiquement réelle. Campée dans l’existence. De chair et de sang. De joies et de tourments. Ma chair. Mon sang. Comme si… Comme si un dialogue entre nous était connexion envisageable. Autant de mensonges que je me fabrique. En effet, je ne déteste pas me duper. Plaisir sadique, à deux doigts d’une forme de folie. Tu aurais quoi, à présent ? Une douzaine d’années, le calcul est vite fait. Déjà ado. Peut-être boudeuse. Frondeuse. Avec les yeux de ta mère. Ses larges yeux ciel. Le blond qui est le sien. Ma boudeuse. Ma frondeuse. Ton regard rivé au plafond à chaque fois que je te prierais d’aider à débarrasser la table ou d’y aller mollo avec la musique dans ta chambre, en plus je déteste la pop coréenne, navré ma puce, ta bouillie, là, c’est au-dessus de mes forces. À ton tour tu m’en voudrais. Tu me verrais vieux, ringard, dépassé, en bout de course, essoufflé, rien à sauver. À tes copines, sur WhatsApp : “Mon daron, j’en peux plus…” On s’aimerait. Je t’aimerais, ma boudeuse. On s’aimerait quand même. La pop coréenne, qu’est-ce que ça empêcherait ?
On ne se connaît pas. Je t’écris tout de même. À défaut de te parler. D’avoir ne serait-ce qu’un aperçu du son de ta voix. Ma muette. Ma sans-voix. Mon adorée. La table, je la débarrasse tout seul, rassure-toi. Et je ne suis pas obligé de subir ta soupe asiatique. C’est déjà ça. Pour le prénom, c’était planifié. Lili. Obligé, tu serais née fille. Craquante. À bouffer. Dans les projections, c’est ce qui était enregistré. Quelque part dans un buffet, j’aurais, bien rangés, des albums obèses emplis de photos de toi, des dizaines et des dizaines de joyeux tirages te dévoilant toute riquiqui, boucles blondes et layettes couleur sucrée. Les albums, on les parcourrait ensemble. Toi et moi on ferait ce voyage. Je ne sais pas, peut-être même on se marrerait. Tu vois, je ne suis pas seulement ce père has been bon pour la casse. Toi et moi on rigolerait même assez souvent. Avec les larmes aux yeux, et tout. Des larmes de rire pendues à tes grands yeux ciel. Je ne te le dis pas assez, c’est un tort que j’ai : tu es belle à défaillir, ma Lili. Aussi je m’écroule, là. Tu serais l’ado, tu ferais la grande, mais tout autant tu resterais ma petite, ma toute petite, ma riquiqui, et tes chagrins de 12 ans demeureraient ce magma lourd et inconsolable que je t’ai toujours connu. Lili, je te le promets : de ta vie entière, il n’y aura aucune peine dont je ne saurai venir à bout. Aucune. Jamais. Cela n’arrivera pas. Toutes tes peines, je les dézinguerai. Une à une. Liquidées. Juré. Ton vieux père saura s’y prendre, c’est son superpouvoir. Viens dans mes bras. Viens, que je te respire un peu. Viens, que je respire chaque seconde de toi. Comme autrefois. Il y a douze ans de cela. Bébé rieur. Bébé comique. Tes joues pleines, tes cuisses potelées, tes larges yeux ciel déjà peignés de cils si fins qu’on aurait cru de la soie. À fendre le ventre en deux. J’étais ébahi. Non, je ne veux rien oublier. Viens. Lili. Plus près encore. Au chaud de moi. Mon bébé.
Je t’aime comme je te déplore, ce qui te renseigne assez bien sur le vide que ta décision a creusé en moi. Tu n’es pas là. Tu n’es pas venue. Tu n’as pas voulu. Je serais qui pour aller contre ton choix ?
Ce n’est rien. Rien n’est grave, ma chérie. C’est tant pis et c’est pas grave. Je t’en veux, mais je ne te le reproche pas. Et puisqu’il faut quelque devoir d’honnêteté, c’est à moi, surtout, que j’en veux. Même pas foutu de ça, je me dis. Même pas foutu de te tendre la main. Alors que si ça se trouve tes doigts minuscules n’attendaient que ça. Non, pardonne-moi pour ce que j’ai avancé plus haut. Je retire et j’efface : toute la faute ne te revient pas. Il n’y a même qu’un coupable.
Je pourrais t’en écrire des kilomètres, de toute cette existence que l’on n’a pas eue. Que l’on n’a pas. Dérobée. Partie s’égarer je ne sais où. Toi, d’ailleurs ? Tu es où ? Notre quotidien enveloppant ? Nos albums photos ? Nos souvenirs à deux ? Les larmes à tes joues ? Tout ça, c’est allé où ? Dans quelles contrées éloignées de nous ? Y a arnaque, c’était pas le deal de départ.
Je pourrais. Mais alors j’attendrais que tu me répondes, j’y croirais pour de vrai, et ce serait un coup à tourner définitivement cinglé.
Je t’envoie mille baisers, je t’adresse autant de regrets. Tu as raison : ce n’est toujours pas assez, ma Lili, ma chérie.
Comments