« Tu n’as pas compris, tu ne peux pas comprendre le peuple cap-verdien. Qui es-tu pour nous donner des leçons ? Je t’ai vu débarquer de ton Irlande froide, je t'ai vu t’acclimater ici. J’ai aimé ton regard sur les gens, tes échanges avec eux. Je t’ai senti bienveillant, sans jugement. Nous t’avons accueilli les bras ouverts. Ce soir, je suis déçue. Ton orgueil d’Européen te rattrape. Avais-tu besoin d’ensorceler Elea ? Reste à ta place, Liam, ton rôle est celui de l’étranger qui enseigne le kitesurf et se nourrit de légumes. Contente-toi d’aimer le vent et l’océan. »
Liam est parti de son Irlande natale, froide et venteuse avec dans son bagage une histoire d’amour au goût amère d’une histoire mal terminée, un kitesurf, une combinaison en néoprène et quelques brasses bien coulées. Le cœur et l’âme brisés, esseulés, il quitte son job, ses amis, cette ile pour une autre perdue elle aussi dans l’Océan Atlantique. « Sauter sur l’occasion. Pour l’amour du kitesurf et pour une contrée pleine de lumière ».
Une île volcanique au parfum de saudade, aride, bosselée, un archipel naturel africain abandonné, ancien port de ralliement à la traite des esclaves. Une route maritime perdue au milieu de nul part. Une île sous le vent : Cabo-Verde, Cap Vert, Santo Antao. Liam, le vicking irlandais à la sensibilité à fleur d‘une peau bronzée au soleil, sel et à l’océan Atlantique, sa muse, son hymne à la vie. Liam et sa planche, sa voile, cette barre qu’il ne cesse de lâcher et de rattraper, les flots et le vent comme alliés et lâcher prise à la vie. Un frêle esquif qui glisse vers le large, effleure les flots.
« Une pulsation qui le libère doucement du parler-penser-interagir et densifie son être. Le pouls se ralenti, la pensée vagabonde puis se désintègre, le souffle devient tout, vent d’est, vent d’ouest. »
Liam et son grand cœur généreux, brut de décoffrage, sa simplicité, son respect. Liam qui ne demande qu’à aider la population locale loin des clichés ramenés par les touristes. Par amour pour cette ile, il propose de donner gratuitement des cours de natation à leurs enfants. Eux pêcheurs sur des petites embarcations qui voguent le matin à l’aurore. L’eau, cet élément si précieux et rare sur l’ile. Ces mêmes parents qui n’ont jamais appris à nager, à affronter les courants, à vaincre leurs peurs des flots, des histoires racontées.
Tout doucement apprivoiser l’élément, se fendre dans la vague, plonger en son centre, faire corps avec sa lumière, sa chaleur pour arriver à cette compétition que Liam a organisé et à laquelle les enfants vont devoir se confronter sous le regard admiratif des leurs. Elea, sa championne, l'adolescente au regard pénétrant, au corps harmonieux, à la détermination calme et sage, aux silences respectueux. Mais Elea ne vient pas. Elea ne viendra plus fendre les 200 mètres imposés. Elea a disparu. Et Liam est celui qui enseigne, a enseigné, a semé dans la tête de ces enfants une graine de liberté, d'insoumission. Lui l’irlandais. Lui l’étranger sur cette terre où seuls la pauvreté et les rêves fous s’égrènent et poussent dans le vent.
D’une écriture troublante jouant avec l'intrigue, poétique, mélancolique, Pauline Desnuelles a écrit un petit bijou d’une sensualité et simplicité généreuse, tendre et à la fois dramatique, forte. On pénètre dans ce monde comme on rencontre l’élément naturel, l’eau. On glisse sur les mots, se frotte au sable minéral, se languit à cette terre aride et lumineuse. On entre dans les flots, ressent la volupté des corps qui se rencontrent, se tiennent en respect et amour.
Au-delà de cette attraction quasi-primitive et sensuelle, poétique, Pauline Desnuelles aborde l’intégration, l’immigration, la peur de l’étranger, la notion de liberté et d’envie qu’ont les plus résignés, démunis. Comment rendre la beauté d’une ile, sa dramaturgie, son contraste saisissant entre une nature présente et des hommes qui vivent dans la pauvreté ? Comment comprendre ce besoin incessant de chercher un bonheur qui ne ressemble pas à celui qui vient de loin ? Comment ne pas couler lorsque les corps et les âmes ne demandent qu’à disparaitre d’un horizon trop petit, enclavé dans un monde qui semble leur faire du pied, un appel de richesses et de facilités surabondantes ? Comment ne pas partir, quand le seul endroit où l’on vit, ne donne plus la force de croire en un avenir ? Comment s’enfuir d’une prison entourée d’eau lorsque d’autres terres attirent ?
Un roman court, fascinant, nous laissant comme un long parfum d’une ile solaire et de cette soif de liberté que l’on n’oublie jamais.
« Alors c’est ça, enseigner ? Transmettre, rendre autonome dans un élément inhospitalier. Faire grandir la confiance, puis, plus rien, regarder l’élève aguerri partir, sans un regard, disparaître.
« - Qu’est ce qui t’arrive ? Ça va ? - Ça va. Je perds pied. »
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