« Depuis le début, cela a été un grand amour. Qui aurait duré grâce à sa force du début, même quand les raisons de ne plus l’aimer, lui, de ne plus pouvoir, ont surgi contre l’amour comme des murs incontournables. Parce que les raisons de ne plus l’aimer, moi je les ai contournées ; je m’en suis détournée comme on détourne le regard sans avoir vraiment vu, sans avoir voulu voir ; je les ai même oubliées finalement, au point qu’une seule évidence demeurait dans le chaos, c’était que je portais son nom »
Un monologue, celui d’une femme, Teresa Stangl. Frau Stangl plus exactement, épouse de Franz Stangl, ancien envoyé spécial dans les camps de Sobibor et Treblinka. Agent affecté à l’administratif, aux constructions de baraquements pour ceux qui arrivaient dans ces camps d’opposés à l’Etat. Un policier, un peu zélé peut-être, mais enfin policier et cela bien avant que Hitler envahisse l’Autriche. Que faire alors ? Passer dans les lignes de l’opposition avec les risques encourus pour Teresa et les enfants ? Ou rester un simple policier sous la coupe de ce régime ?
En fait peu importait de le savoir, tant l’amour de Térésa était grand, tant la foi en son époux était présente. Il n’avait rien à voir avec les exécutions ou les atrocités que l’on racontait. Affecté certes sur une fausse liste SS afin d’éviter des représailles, mais il n’était pas sympathisant. Administratif. Fonctionnaire à Sobibor. Alors même si elle avait eu du mal à croire toutes ses paroles, Térésa ne pouvait se refuser à lui, à son amour, sa tendresse. Un grand amour. Le grand amour.
« Alors j’ai continué à faire pour lui tout ce qu’une femme fait pour son mari ; je veux dire que je suis restée avec lui-même quand j’ai su pour Sobibor et pour Treblinka, parce que je l’ai cru quand il m’ a raconté ses histoires de travaux de construction qui était sa seule occupation là-bas, il disait, le seul motif pour lequel on l’y avait envoyé. »
Il aura fallu attendre 1967 et l’arrestation de Franz au Brésil, pour que les souvenirs ressurgissent, les confidences se fassent, les vérités éclatent au grand jour sous un ciel étranger, pays d’accueil de la famille Stangl. 1967 et le procès de celui qui fut un bourreau, un partisan de la solution radicale, l’amour de sa vie, son mari, son grand amour. Il aura fallu attendre 1971 pour qu’une journaliste fasse ressurgir les paroles, les regards, les silences et tout ce que Térésa avait oublié, omis, occulté. Ces pensées qui repeuplent la tête, se saisissent de son âme, des mots qui ont été dit, pensés, compris.
« Après tout, ce n’était peut-être pas ma vérité ; je n’avais fait que supposer sa vérité à lui, mais lui n’était plus là ; lui nous avait aimées par-dessus tout, moi et les enfants, il l’avait dit ; il l’avait fait. Et moi, j’avais parlé à sa place. »
Il faut lire ce récit de vie, lire ce recueil de mots. Il faut lier et comprendre les mots qui se bousculent, s’obstruent dans une mémoire, dans un amour auquel on croit, dans ce qu’on oublie pour ne croire que ce qu’on vit est l’unique vérité.
Un roman bouleversant par l’histoire mais surtout par l’écriture d’une sensibilité extrême, tangible, fragile et à la fois d’une force et beauté absolue. On en sort remuée, secouée par cette histoire d’amour, une histoire que l’on aurait tous/toutes pu vivre tellement on y croit, on croit en l’être aimé, tellement les vérités sont d’une dureté à accepter, à s’avouer.
Nicole Malinconi a écrit un récit secouant, déstabilisant d’une grande beauté, pudeur comme un silence qui se déchire mais en douceur, tendresse dans la lueur d’un matin frileux mais lumineux. C’est d’une beauté inouïe, une force, un écrin qui s’ouvre, délivre la vie, les mots qui n'ont jamais été avoués, dits. On en ressort bouleversé. Un grand amour. Un récit comme une brûlure. Une cicatrice qui ne se referme jamais. Une caresse, la compassion-vérité-croyance-non croyance que l’on s’accorde pour avoir aimé un grand amour un homme qui ne fut pas l’homme que l’on croyait.
« La vérité est une chose terrible, trop terrible quelquefois pour que nous puissions vivre avec elle. »
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