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Photo du rédacteurSabine

Marie Hélène Lafon -Chantier



« Les musiques d'établi ne sont pas à côté de moi, je ne suis pas à côté d'elles, elles entrent, me traversent, me transpercent, en moi elles sont chez elles et en elles je suis chez moi, elles me sont un pays ; elles mettent à vif et à nu mais elles ne détruisent pas, elles soulèvent, elles nourrissent, elles révèlent; le corps est pris, occupé comme une terre le serait par une foudroyante armée ; mais c'est une bonne guerre, ce serai de bonne guerre »

J’ai un rapport particulier avec l’écriture, les mots. Là où pour certains il est facile de poser ou déposer, de construire un texte, d’y revenir, de le retravailler, il me faut du temps, de la patience, comprendre chaque pièce, travailler chaque point, pour ne pas me cacher derrière des mots, des phrases, une ponctuation incertaine. Un temps comme un silence, une autorisation à essayer non pas de, mais d’être soi, moi. Écrire comme un chantier, une forme d’établi, une pièce de bois brut qu’il faut apprendre à poncer, travailler, tourner sur sa vrille pour en extraire la pièce, l’unique instant où la phrase se tient. Sans coulure, ni excès. Sans vernis ni peinture. Une forme de corps à corps exploratoire.Une langue inconnue.

Lire Marie Hélène Lafon, c’est partir explorer cette langue même qu’est le mot littérature, ce grain d’ivresse, cette beauté des termes consciencieusement choisis. Comprendre, puiser dans la notion même de corpus-christis, malaxer les temps, d’une ponctuation savamment placée, enlacée, centrale. C’est ouvrir la chair même de l’écriture, le corps du livre, l’âme du mot. C’est beau et c’est fort. Très fort.

Alors quand elle aborde sa conception de l’écriture comme des « Chantiers », on s’enfonce dans le texte, on avale les mots qui nous transportent, nous transforment, nous submergent par vagues entières et nous laissent sur la plage tel des navires échoués. Noyés, coulés. Sauvés. Réconfortés.


« Ma place est à l’établi où ça fermente, où je fomente. Je fomente et ça fermente. C’est long, c’est patient, c’est têtu, ça me traverse, c’est opaque et bouleversant, opaque et éclatant à la fois ; ce qui m’éclate dans le corps et à la gueule, ce que je vois et ne peux pas ne pas voir, c’est que je fomente et que j’usurpe. »

On part avec elle s’installer sur l’établi des mots. On apprend la patience, la détermination, l’ondulation de la phrase. On travaille, on sue, on froisse, on s’encourage, on déprime ne pas trouver la construction parfaite, on revient, on détourne, on lime, on ponce, on décape, on extirpe. On découpe l’adjectif, on canalise la ponctuation, on triture les temps. Et on trace sur la page le chemin d’un récit qui devient essai, roman, recueil… On sort le fructus ventis, le fruit des entrailles. Et on recommence jusqu’à trouver la construction du texte, celui qui mène à la suite, la page connexe. L’écriture se fabrique, devient, nait, sort des tripes, du bois polit, du chantier dont le corps est l’outil, l’âme est le complément.


« Et on y est à l’établi : in situ : et c’est une place, une place dans le monde, un creux pour le vertige et la jubilation, ensemble les deux, à fond à fond. Le texte se fait en se faisant, le verbe se fait chair et la chair des choses s’incarne par le verbe, c’est circulaire, ça fait corps, corpus ; et on publie un livre, puis un deuxième, un troisième ; et on continue, ça continue. […] ; alors on cargue les voiles et on va à l’os, à l’essentiel, le travail du texte ; on jette là l’essentiel de l’ardeur, de la vaillance, de la patience. »

Un corps à corps avec l’écriture comme un chant d’amour, un champ lexical éternel. On se lie à ce qu’on lit et on tourne les pages comme on achève un chantier de mots. On revient, on reprend, on tourne autour de la phrase que l’on vient de découvrir, on la malaxe, la ponce jusqu’à ce qu’elle devienne soi, notre. Et c’est fort, beau, pénétrant, lumineux.


Partir dans l’écriture.

S'établir. Chantiers.

Écrire.



Chantiers

Marie Hélène Lafon

Éditions des Busclats

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