La premières fois qu'il est parti, c'était il y a deux ans. Jusqu'alors il n'avait jamais voulu quitter la ville et s'entêtait à photographier les buissons et les arbres du parc comme du mobilier urbain. Il mettait des cages autour de tout. Puis il est parti en forêt comme on va au zoo.
En faisant son barda, il a dit qu'il allait nous montrer. « La nature », comme on l'appelle, n'existait pas plus là-bas que dans nos villes car, même si l'homme n'intervient plus dans certaines zones, sa trace y est visible, tout est domestiqué. Le pays est strié de sentiers balisés, de renforts en pierres, de reboisements massifs. Le moindre sous-bois cache un feu de camp et la terre, après l'orage, recrache du plastique.
Il est réapparu avec les clichés qu'il voulait. Nets, choquants. Il a promis d'en faire d'autres et nous l'avons cru.
Il partait pour un mois, parfois moins, parfois plus. Il revenait sale, échevelé. Il sentait l'humus et la résine. Ses ongles restaient noirs et sa peau se crevassait.
Puis un jour, il n'est pas rentré.
Nous sommes allés à sa rencontre dans les bois de Chambaran et il était là, immobile, au milieu des arbres. Sur le coup, nous n'avons plus bougé. Il a mis longtemps à se tourner vers nous.
Il avait les mains nues, sans appareil photo. Il avait les mains nues, et les yeux nus aussi. Il nous a souri. Il semblait très doux.
Nous nous sommes approchés en soupesant nos pas dans le craquement des branches. Un rien l'aurait fait déguerpir. Il a retenu son souffle et il a dit : « Je vois bien qu'ils existent sans nous ».
Nous avons retrouvé son appareil photo dans ses affaires, sous une souche. Il avait observé la position des arbres, les jeunes pousses qui pointent aux pieds des hêtres gigantesques, les champignons tout autour, les tapis d'ail des ours et les ancolies mauves, les insectes, les bourgeons durs, le soleil dans les feuilles... A force de traîner en forêt comme on traîne les rues, il s'était laissé prendre par sa force primitive.
Il a rajouté : « Parfois j'attends des heures en me plantant au milieu d'elle. J'observe et je la sens respirer. Ça me rassure. ».
Au moment de repartir, nous nous sommes retournés souvent. Petit à petit, nous avons vu les bois se refermer sur lui. Nous n'étions plus sûr de le distinguer des arbres.
Française installée en Suisse, Marianne Brun est scénariste pour le cinéma et romancière. Son premier roman s'intitule L'accident et La nature des choses paraitra chez l'Age d'Homme cet été au pays du Lac Léman pour ensuite arriver en France dès le mois d'octobre. Vous pourrez retrouver Marianne Brun au "Livres sur les quais" à Morges (un des plus beaux festivals que je connaisse)
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