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Photo du rédacteurSabine

Madeline Roth - Je veux tout

Dernière mise à jour : 9 mai 2019


Il est presque trois heures du matin. Il faudrait qu'ils dorment. Elle sort sur le balcon, le corps nu. Elle fume. Elle a froid mais elle reste là, la peau blanche dans la nuit noire.

Il lui a dit « tu veux tout » et elle a fait ce qu'elle fait quand elle se demande si elle aura les mots : elle a souri, elle a laissé passer du temps, elle a regardé ses yeux à lui et elle a baissé les siens, et maintenant c'est le lendemain, il a quitté son lit, il a quitté la chambre, et elle voudrait lui dire. Il y a un enfant dans toi. Et c'est lui que j'ai vu quand je t'ai vu la première fois. Tu traversais la ville avec des bottes de sept lieues. Tu photographiais les étoiles dans les pavés. Tu prenais les gens dans tes bras. Et il y a une petite fille dans moi. Elle a onze ans ? Douze ans ? Sa mère l'emmène au théâtre. Et sur la scène, il y a Antigone.


Antigone qui dit : "vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n'est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, - et que ce soit entier, - ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand j'étais petite - ou mourir".


Voilà ce qu'il faudrait répondre. Elle veut tout parce que c'est la seule manière qu'elle a de vivre, se glisser dans les cris des autres. Juste parce qu'elle, elle ne sait pas crier. À quel moment est-ce qu'elle a compris ça, qu'il lui faudrait lire, beaucoup, pour toutes les vies qu'elle n'aurait pas ? Elle, si elle était une autre, si elle était cent autres, elle danserait sous l'orage. Elle quitterait la route et elle ne rentrerait pas. Elle trouverait un hôtel à l'autre bout du monde et changerait de prénom un peu tous les jours.


Elle lit, elle écrit. C'est la seule façon qu'elle a trouvé pour contenir le monde en elle. Elle marche, elle entre dans des musées, elle entre dans des églises, elle ouvre la bouche en grand, tout ça ne suffit pas, elle se nourrit des mots dans les livres, des mains sur sa peau, elle veut tout, oui, avoir quinze ans quand il l'embrasse, tournoyer, se perdre et ne jamais se retrouver, elle veut qu'on l'entraîne, elle voudrait qu'on ne lui laisse pas le choix, elle a trente-sept ans, et douze ans à jamais, elle est une adulte dans un cœur d'enfant, elle ne veut pas du monde qu'on lui propose, elle veut tout en grand, escalader les immeubles, être ivre, dompter les lions, hurler face à la nuit, et tout ça, et plus encore, et tout ça encore qui ne suffit pas.


Un jour, elle a cru qu'elle perdait la vie. Et c'est comme si, depuis, elle ouvrait son corps en grand, tout vivre, tout vivre.


Il viendra tout à l'heure. Ses pas dans l'escalier. Ils ne parleront pas. Elle veut tout, ça veut juste dire : elle veut vivre. Elle n'a pas envie d'avoir peur. Elle n'a pas envie que la nuit se termine. Elle veut sa peau, et sa bouche, et dans ses yeux, tomber, doucement.




Madeline Roth… l’écriture cicatrice à corps perdu. Celle qui d’un éclat de verre décrit les souffrances de l’adolescence comme j’ai rarement lu. Il y a chez elle une écriture qui nous prend là, en plein cœur, ventre, dans cette partie que l’on isole, camoufle, déguisons sous nos vêtements, protégeons de nos mains. Et au détour d’une de ses phrases sans filtre, écrite dans la noirceur de la construction de l’enfance en croissance vers l’âge adulte, la beauté de l’être se fait, devient, surgit. Impossible de tricher, de passer à côté, on lit et on se souvient de ce passage, de ces amours amitiés, de cette dévorante vie qui nous portait, de ce bouillonnement incessant d’émotions. C’est beau, c’est fort, c’est dur aussi. Mais dieu que c’est vivant à lire. A fleur de peau, de mots.


Son dernier livre paru : Tant que mon coeur bat. A lire aussi le très beau A ma source gardée



Je veux tout

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