« J’ai depuis longtemps compris que je m’étais trompée en pensant qu’écrire, c’était graver dans le marbre. Je crois que maintenant c’est aller trouver un inconnu et lui donner un bout de papier. Un livre après tout ce n’est que ça : des mots qu’on tend à quelqu’un qu’on ne connaît pas, sans savoir ce qu’il en fera. »
Qu’est ce que la beauté ? Chaque jour, je me pose la question. Comment la définir, quand nulle trace ne laisse une empreinte durable, quand s’abroge sous nos yeux les inconséquences de nos profondes mutations, quand la vie, l'amour, le monde s'effrite, quand l'écriture n'est plus une félicité. Que faire de la beauté quand la folie guette, la lumière se confronte aux ténèbres, les cris d’un voisinage s’abreuvent à la peur. Fuir, abandonner, devenir invisible, anonyme. Fuir pour ne plus tergiverser, tenter de mettre des gestes sur les plaies, oublier. Perdre les mots, perdre l’écriture, se retirer. Se perdre et trouver une autre terre, traverser les frontières invisibles, vivre sur le fil. Le droit à l’oubli. Le droit à la vie, le droit à la beauté. Que faire de la beauté lorsque celle-ci devient nécessaire à vivre, à voir, à entendre, à aimer.
« La beauté peut être fatale, qui crève à l'improviste la toile de nos vies. »
Il y a un mystère à lire le roman de Lucile Bordes. Le mystère du clair-obscur, de la poésie des mots, d'une langue, d'une écriture, d'un chant, des lumières qui subliment et, soudainement, deviennent insupportables, folles, bruyantes, entremêlent le noir absolu et sa possible clarté. Des feux d’un pays, territoire clivant, territoire perdu, obligeant à se retirer, partir, abandonner, oublier la pensée, les mots, la vacuité d’un monde où l’autre fait peur, où la beauté semble s’embourber dans les sables mouvants, les hystéries. La beauté d’un vaste pays inconnu résidant dans des hauts plateaux, des bois sombres, des montagnes aux crêtes invisibles et désertées. Que faire de la beauté ? Je cherche les mots. Écrire des histoires du futur pour les hommes de maintenant ?
« J’ai laissé au Bas-Pays le travail de la beauté à sauver chaque jour. Ici elle est indiscutable. N'a pas à être dite. [...] Je me coule dans son silence. »
Il y a un mystère et une quête, celle de renaitre, revenir par l’écriture, dans l'écriture, un journal de mots, un carnet noir embarqué à la lumière d’une simple bougie, d’une nuit, d'une montagne. Un carnet vain, une quête aux mots abandonnés. Un cheminement géographique, politique, humain.
Ecrire, comme une nécessité, écrire pour ne plus oublier, écrire et aimer. Aimer la nuit, l'inconnu qui frappe à la porte, la monde qui s'impose de nouveau, les souvenirs, les mots, les ombres, les traces comme une poésie fossile de ce qui était. Ecrire.
« La nuit avance, le stylo avance, je tourne les pages de ton carnet sans y penser, comme si c'était naturel, à nouveau. Nous y voilà, c'est le moment où tu réapparais.»
Lucile Bordes nous mène une nouvelle fois dans le mystère de ceux qui décident de s’éloigner des lumières, de revenir à la source même de la beauté, le noir de la clarté, de se confronter à la beauté pure, la lumière de l'obscurité, du droit à l’oubli. Le droit à la vie. Le droit de se retirer, fuir, la fuite, aux gestes, à l’humanité, l’humilité. Le droit à la beauté. Celle entre chien et loup. L’heure bleue. L'heure noire.
Ecrire, retrouver les mots, réapprendre à cheminer dans l'histoire, comme un rempart qui empêcherait de basculer. Ecrire la beauté pour que le monde continue à exister, pour crever les ciels, trouver un inconnu et lui donner un bout de papier, des mots tendus sans savoir ce qu'il en fera. Ecrire pour ne plus avoir peur, crier s’offrir, offrir, mourir et être en vie car l'amour ne tue pas, aimer ne tue pas.
Ecrire une histoire. Parce qu'écrire demeure la dernière histoire à raconter, la dernière façon d'habiter .
Ecrire.
« Il faudrait écrire à nouveau, car le monde ne tient pas tout seul. C’est l’écriture qui le rend habitable. »
Comments