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Lucile Bordes - Lettre à



Chère amie perdue de vue,



Dernièrement, avec d’autres auteures (nous n’étions que des femmes), j’ai suivi une formation « pocket film ». J’avais besoin de quelques tips - puisqu’il semble qu’on ne dise plus « astuces » - pour me présenter dans une courte vidéo, mais malheureusement ce n’est pas du tout l’objectif d’un pocket film, figure toi.


La première consigne qu’on nous a donnée a été d’écrire un texte pour un objet choisi dans notre sac, de manière à le personnifier à travers un état d’âme, ou une anecdote. Il fallait ensuite lire le texte pendant qu’on filmait l’objet, ce qui donnait un plan de 30 secondes à une minute, selon les participantes.

J’ai sorti ton laguiole. Position fermée, mais quand même. L’acier noir de la lame, le manche fin en bois de rose, ça a fait son effet.

Je crois que je peux dire qu’on a foutu la trouille à tout le groupe, formateur compris.

En plus, au moment de filmer, j’ai pris ma voix d’outre-tombe pour lire le texte dans lequel le laguiole se présentait (je te rappelle que c’était la consigne) :


Quand on reçoit un couteau en cadeau, on doit donner une pièce à celui qui nous l’offre, parce qu’un couteau ça coupe et qu’il ne faut pas couper le lien.

J’ai donc été échangé contre une pièce de 10 francs - c’était avant l’euro.

Le lien s’est coupé quand même, mais on ne pourra pas dire que c’est à cause de moi.


D’une voix tout à fait neutre et très lente, tu imagines, avec le couteau en plan fixe ?

Une psychopathe.

On les a fait flipper.

Tout le monde a pensé que je t’avais tuée.

Je n’allais pas leur raconter ma vie, non plus.

J’ai laissé planer le doute.


Je ne t’ai pas tuée, je t’ai perdue.

Pourtant je suis fidèle. Ça fait vingt-cinq ans que ton couteau ne me quitte pas.

Ce n’est la faute de personne.


Je te revois le jour de ton mariage, arriver à l’église en tandem dans ta robe blanche. Ton mari adorait ça, le vélo.

Je te revois un enfant dans les bras, puis deux.

Je revois les différentes maisons où je t’ai rendu visite, mutation après mutation, qui n’étaient jamais vraiment tiennes.


Tu me manques.

J’ai la nostalgie des cours de théâtre et de ton appartement sous les toits métro Motte-Piquet.

Sortir ce couteau de mon sac, préciser qu’on dit « la(gu)iole », sans le g, ça m’a donné le mal de toi.

Est-ce qu’on ne pourrait pas avoir à nouveau une place l’une pour l’autre, à ce moment de nos vies ?


Les voisins ont entendu une femme, l’été dernier, crier plusieurs fois mon prénom derrière le portail un jour que je n’étais pas là.

Une grande qui me ressemblait.

Ce pourrait être toi.

Je suis presque sûre que c’était toi.


Si tu lis ma lettre, reviens cette année : je t’attends.


Lucile



Lettre à

Lucile Bordes

Un été jaune carré



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