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Loïc Demey - Projet XX W#6


Je ne sais pas si je lui ai écrit cela, ce qu’elle a compris, six ce que j’ai voulu dire est ce qu’elle a entendu, je crois qu’il y a une différence notable entre-eux ce que l’on souhaite dire et ce qui Est entendu. C’est cela que ne permettent pas les mots – ni la parole –, ils ne pensent pas et n’agissent plus lorsqu’ils se taisent ou qu’ils ont fini de s’inscrire. Ils sont uniquement (et bienheureusement) le reliquat de la pensée. Un résidu de son inapaisable mouvement.


Je vous explique la scène : j’ai un casque sur les oreilles, j’ai de la musique dans les oreilles (j’ai toujours imaginé que l’on pense confortablement quand musique), et je dicte à mon ordinateur ce qu’il doit écrire. Alors, je constate aussi tôt que ce que j’envisage de dicter (puis ce que je prononce effectivement) n’est pas tout à fait ce qui s’affiche à l’écran. Il me faut prévoir les mots, m’appliquer et proprement les articuler. Ceci est une expérimentale alimentation mo si on rotation. Je reprends : ceci est une expérimentation. Je l’ai nommée Projet XX W#6, et je changerai sûrement son titre si elle est menée jusqu’oh bout. (Précision : les quelques corrections apportées sont notées en italique.)



# le vingt-et-un décembre à Belin-Beliet (33) Henri D. abat son voisin Marc A. (qu’il prend pour un cambrioleur) d’un coup de fusil, avant de retourner l’arme contre lui # Marc A. était venu prévenir Henri D. de l’incendie de son cabanon # # # # # # # # # # #



Un matin de la semaine dernière, j’ai laissé à Estelle une feuille de papier sur la table de la cuisine. Sur cette feuille, un petit poème, et dans ce petit poème (sans rimes ni ponctuation) je lui confiais les remous présents et les zéros mentent (errements) de mon esprit. Souvent j’esquisse à l’écrit ce que mon discernement Payne@correctement définir. Cette démarche peut paraître lâche ou courageuse, vous conclurez par vous-mêmes. Un petit poème exprime (tente d’exprimer) le réel bien mieux qu’un long récit, il laisse toute sa place à la réalité vécue (en existe-t-il une autre ?), la seule qui compose pour chacun de nous une vérité. Un court poème bien mieux qu’un long récit. Ai-je tort ou raison ? Vous conclurez lâchement ou courageusement par vous-mêmes.


« Non ! Rien de rien », c’est ainsi que mon téléphone a sonné l’après-midi suivant le matin de la semaine dernière. « Non ! Rien de rien / Non ! Je ne regrette… » mon téléphone a recommencé à chanter Édith Piaf. Je roulais vers Milan en empruntant Détroit te routes parmi les Alpes suisses. « .. rien / Ni le bien qu’on m’a fait / Ni le mal, tout ça m’est bien égal ! » et comme elle n’arrêtait pas de chantonner, il m’a fallu décrocher. CTS tel.

Estelle qui s’est mise à râler.

Je ne savais pas si elle râlait parce que j’avais tardé à répondre ou à cause du contenu de mon petit poème.



# # le samedi vingt-huit février, une dépêche de l’Agence France Presse annonce le décès de Martin Bouygues # le maire de la commune de Saint-Denis-sur-Sarthon avait déclaré à un journaliste que Monsieur Martin était mort ce matin # avant que l’on se rende compte que Martin Bouygues n’est pas ce Monsieur Martin # # # # # # # # # # # # # # # # # # #



Ce petit poème était composé de sept vers, de quatre-vingt-huit mots et de quelques rejets. Ce nombre de vers et de mots n’avait pas été choisi par Azar mais je serais incapable d’en expliquer ici le sens profond. Peut-être parce que la ville de Thèbes comptait sept portes, qu’Estelle et moi avions fait l’amour pour la première fois un sept juillet et que j’apprécie les nombres doubles. Mais Estelle n’a pas dû relever ces indices cachés et inconsciemment dissimulés. Moi, les aurais-je décelés ? Je ne crois pas. Ce que je crois est que si les mots sont un outil pour dire le réel, ils ne sont pas le réel. Les mots disent le réel dans une langue comme dans une autre, les mots qui disent le réel dans cette langue ne sont pas ceux qui disent le réel dans cette autre langue, alors ces deux conceptualisations du réel n’expriment pas de manière identique ce réel, or nous avons affaire au même réel. Voilà tout le problème des traductions.


La langue maternelle d’Estelle est l’espagnol. Elle possède aussi quelques notions de japonais.



# # # un ultimatum est envoyé le vingt-six juillet à l’Empire du Japon par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Chine # auquel le premier ministre japonais ripostera par le terme ambigu et difficilement traduisible de "mokusatsu" # puisque celui-ci peut signifier "sans commentaire" ou "ne pas tenir compte de", voire aussi "traiter avec mépris" # un premier bombardement atomique frappera Hiroshima le six août et un second Nagasaki trois jours plus tard # # #


J’avais confectionné à l’intention d’Estelle ce petit poème et, sur autre feuille, j’avais noté quelques clés de lecture. J’avais précisé que les silences étaient, la plupart du temps, Plus évocateurs que les mots, le blanc de la feuille parfois très sombre. Que si mon poème était court, il y avait une raison. Que l’absence de majuscules marquait la présence assurée d’une continuité. Que les points et les virgules fendillent le texte comme ils craquellent en nous l’amour. Et sur une troisième feuille j’avais essayé de traduire ce poème en langue espagnole. Mais je ne maîtrise que très peu l’espagnol. Etait-ce pour cela qu’Estelle râlait ?


La liaison téléphonique était de mauvaise qualité, elle sautillait, je percevais le début d’une phrase et quelques secondes après, la fin, parfois seulement le milieu. Nous étions sans cesse dérangés par un tunnel ou une cuvette. Elle m’a demandé pourquoi je ne m’arrêtais pas sur le bord de la route, je lui ai dit « parce que je suis dans un tunnel » et ensuite j’ai voulu savoir si elle souhaitait que je lui récitasse mon petit poème. « En français », j’ai ajouté, parce qu’en espagnol je ne m’en souvenais plus.

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Elle a dit : « Je l’ai sous les yeux et je ne vois pas bien ce que ça changerait de l’entendre ! »

J’ai pensé que les mots parlés concertent (ont certes) la même substance, sont de la même matière, ont une origine identique, mais n’expérimentent ni n’éprouvent la même réalité que les mots écrits. Puis je lui ai fait part de cela et elle a cc de parler pendant une longue minute (je devinais le son a le temps de sa respiration).



# # # # le vingt-sept mars dans un aéroport du nord de Tenerife, un Boieng 747 percute un autre Boeing 747 qui roule sur la piste. L’équipage du second avion, après avoir reçu l’ordre suivant de la tour de contrôle (« Leave the runway third, third to your left ! ») a hésité entre la troisième (third) et la première (first) piste # A finalement emprunté la quatrième piste. Le choc fit 583 morts # # # # # # # # # # # # # # # # # #



Ensuite, elle a marmonné que je commençais à l’ennuyer (Estelle a dit « m’emmerder », ce qui évoque plus justement la sensation qu’elle avait de sa réalité) avec toutes mes explications à coucher dehors. « C’est de la poésie ! » j’ai cru bon ajouter. Elle m’a demandé si je savais où elle se la mettait, ma poésie, et elle a fait « Tiens ! tiens ! tiens ! » en déchirant mes trois feuilles quand la communication a coupé. Sur la deuxième des feuilles, je manifestais mon bonheur de l’ellipse, mon horreur de l’alexandrin. Je l’appelais à examiner le pépiement des sales itérations (allitérations) réagissant à celui des assonances, je précisais que ce petit pot M pouvait être qualifié d’élégie, que je savais que le mot "amour" ne prenait qu’un "m" mais que par-là je prétendais lui signaler comme je l’aime.


Juste avant de plus nous entendre, elle avait pleuré et protesté : « En plus, c’est même pas un sonnet ! »


# # # # # en septembre deux mille sept, Benjamin Biolay chante « bien avant que je t’ai vue nue », que la plupart des sites internet réunissant des paroles transforment en « bien avant que j’étais venu » # la faute de conjugaison est évidente, pourtant elle renforce le malaise suscité par le texte # à la fin du refrain, Benjamin Biolay chante aussi « Bien avant l’heure / Des heures indues / Bien avant qu’on s’aime tu ne m’aimais plus » sans évoquer Estelle # # # # # #



Dans mon petit poème j’avais écrit les mots "ici", "incertain", "vaccination (vacillation)", "aussi à Sion (oscillation)" et il s’achevait par "chemin disparaissant au dos du rocher dont on ne distingue pas la fin". Elle me rétorquait "ailleurs", "pas les pieds sur terre", "jamais", "plus te revoir". La route s’est enroulée derrière la colline et notre conversation fut subitement stoppée. Depuis, chaque jour je lui écris un nouveau petit poème auquel chaque jour elle ne répond pas.



# # # # # # le vingt six décembre, dans la scène 5 de l’acte II de l’École des femmes, Agnès croit qu’Arnolphe lui suggère de se marier avec Horace # or c’est lui-même qu’il souhaite qu’elle épouse # # #



Vingt-cinq paragraphes, cent quarante-neuf lignes, mille cinq cent quatre-vingt-six mots et, espaces non compris, sept mille cent quatre-vingt-six caractères (statistiques Microsoft® Word pour Mac) plus tard, cette expérimentation est désormais terminée.

Et je fais le choix de conserver son titre [1] obscur et provisoire.

([1] Projet XX W#6 était aussi l’intitulé de mon petit poème.)



Loïc Demey est un immense coup de foudre littéraire, de la veine de celui qui vous fait lire et relire les mots, les savourer, les faire fondre dans la bouche et le cœur. Celui qui vous fait dévaliser les rayons de votre librairie pour l’offrir à tous ceux qui vous sont chers.

Loïc Demey c’est un accident, une conspiration de mots qui se sont ligués pour que je tombe dans la veine de son écriture, ce quelque chose que l’on appelle la poésie et qui va bien au-delà de celle que l’on pourrait croire. Loïc Demey est oui un accident, une collision frontale entre lui et moi, entre ce jeu et le mien. On entre dans le verbe, le mot, l’histoire.


Vous pourrez retrouver Loïc Demey aux 25ème Lectures sous l’arbres du 14 au 21 août 2016 au Chambon sur Lignon (limite de la Haute Loire et de l’Ardèche) en compagnie de Laetitia Cuvelier , autre immense coup de cœur poétique de cette année.


(Pour le respect de celles et ceux qui ont accepté de publier sur ce blog, les textes et les photographies sont protégés par le droit d'auteur. Merci de ne pas les reproduire sans autorisation !)



Projet XX W#6

Loïc Demey

Un été jaune carré

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