«Je suis comme Vivian Maier, fascinée, obsédée par les visages. Par ce qui s’y lit, ce qui s’y dérobe. Approcher un parcours de vie, un chemin, une histoire. Approcher le grain de peau, le battement du cœur, du sang, le souffle, la sincérité d’une expression, le surgissement d’une émotion, suivre le tracé d’une ride, d’un frémissement des lèvres, d’un battement de paupières. Saisir les conflits intérieurs qui s‘y jouent, les passions qui y brûlent, les douleurs qui affleurent, entendre les mots qui ne seront pas dits. Accompagner quelques êtres qui courent vers leur destin et nous interrogent sur le nôtre. »
D’elle on ne sait quasiment rien. Des détails, des personnages, un flou, une silhouette anonyme, un masque, une invisibilité, des silences, quelques films ou récits sauvegardés et des milliers de photographies retrouvée. « Une force intérieure, brûlante, fiévreuse, que rien ne peut contraindre. »
De cette femme au corps caché sous un manteau, des robes chemisiers, on sait juste qu’elle était photographe, ou du moins qu’elle photographiait derrière sa cape de nurse comme il y avait beaucoup dans ce New York d’après-guerre. La puissante pomme. Celle qui attirait ceux qui ne possédaient plus rien, ceux qui dormaient sur les trottoirs ou derrières les stores baissés des magasins. Les démunis. Les émigrés de la vieille Europe. Ceux qui avaient l’espoir chevillé au corps de participer à la construction d’un pays nouveau, d’une vie nouvelle. Ceux qui fuyaient un pays qui ne voulait plus d’eux.
Vivian Maier.
Des milliers de photos, planches, pellicules jamais développées qui marquent le mystère et l’empreinte, l’histoire de Vivian Maier, l’histoire d’une Amérique. Des clichés en noir et blanc immortalisant des regards perdus, une densité et une force des démunis, une vie terrible, tendre, insolite, des destins de presque rien, de pas grand-chose. Des visages comme une intuition, une réponse à des questions ou plutôt une question à des réponses. Des portraits, des autoportraits. Sans complaisance. Cadrés. Lumineux et sombres. Attentionnés. Présents. Comme si de ces images, leur vie dépendait.
Qui est-elle ? Un mystère, un secret, une alcôve invisible, un silence, un effacement rétinien, identitaire, un jeu d’ombres et de lumières ? Un cadrage portrait, autoportrait ? Une folle ou schizophrène ? Une photographe de génie ? Une histoire que nul ne peut dire, tracer, comme une vague que la marée une fois achevée, laisse mourir au pied d'une plage où Vivian Maier a photographié des corps allongés, fatigués ? Comme une photo jamais développée et retrouvée au fond d’une boite, d’un tiroir, un jour, ce jour où il faut accepter de se séparer de ce qui était un secret.
De cette femme et ces photos je ne pourrais me lasser de ces regards vus, de ces regards qui se sont infiltrés en moi, une empreinte rétinienne et digitale, un regard, une façon de regarder le monde frontalement, d'approcher ceux/ce qu’on ne regarde pas, plus, de ces zones d’ombres et de lumières qui parsèment l’histoire et ont font des champs et hors-champs, des cadrages et focales, des déclenchements, des émotions.
« Quelque chose de fascinant et d’évident qui s’installe. La sensation, presque physique, d’entrer dans chacune de ses photos, tout entière, et non comme spectatrice passive, appréciant le sujet, le cadrage, la composition. Non davantage l’impression de me glisser à la place de l’objectif, de superposer mon regard à celui de la photographe en le reconnaissant comme mien avec une troublante similitude. »
Vivian Maier comme un modèle, une trace.
Gaëlle Josse comme des mots qui lui donne acte, vie, grâce, naissance, identité.
Gaëlle Josse nous retrace un destin, non pas une biographie mais une récension hommage, une mise en abime de ses portraits retrouvés au fond d’une boite. Elle écrit sur sa vie, lui donne relief et densité, complexité et complicité, nous ouvre les tiroirs qui gardent ce secret effacé. L’empathie de l’écriture devient amie, soutien, aide au regard et à la création, aux reflets de la personnalité de Vivian. Comme dans ses photographies, Gaëlle ne cherche ni à plaire ou déplaire, elle trace le vivant, déclenche l’histoire. L’image nait et donne identités, présences, valeurs à celle qui était invisible, une silhouette effacée, mystérieuse. Elle crée son destin, tire les photos et écrit sur celle qui n'était qu'effacement. Vivian Maier.
« Le travail de Vivian Maier me renvoie, de façon frontale, impérieuse, à ce que je poursuis en écrivant. Faire passer un peu de lumière dans l’opacité des êtres, dans leur mystère, leur fragilité, dans leurs errances, et dire ce qu’on entrevoit, ce qu’on devine, ce qui se dérobe. Assemblage unique, pour chacun, de chair et de rêves. Au détour d’une phrase, parfois, surgit de notre nudité. Qui va nous faire face dans le miroir ? Quels anges déchus et quelles enfances oubliées ? »
Deux femmes qui cheminent côte à côte, ont ce même respect des ombres et des lumières, cet engagement d’une invisibilité mis en lumière, le contraste des regards, des silences et des puissances sonores, visuelles délicates, sensibles. Deux femmes qui font de l’effacement une mise en avant, un jour comme un contre-jour, un champ dans le hors-champs. Dans l’empathie et la juste mesure des mots, des images. Dans la fragmentation d’une vie, d’un vécu, un éclat retrouvé, une poésie donnant vibration au texte, sincérité à l’image. Gaëlle Josse comme densification au personnage de Vivian, à cette femme secrète devenue légende. Une émotion sensible comme peut l’être une pellicule. Donner corps, sincérité, tonalité à Vivian.
« Peut-être qu’écrire, comme tout acte de création, n’est rien d’autre que marcher dans un tremblement de terre, le sol ouvert sous les pieds, d’avancer dans les décombres, dans le dévasté, dans le feu et le bruit. C’est convoquer la mémoire des morts, appeler sur nous des lambeaux de notre histoire et de l’histoire de tous les hommes. C’est tenter de faire de tout ce vacillement œuvre de lumière, de jouissance, œuvre de merveille, d’en faire quelque chose qui dise à chacun de nous, au plus près de la pulsation de son sang, dans ses veines, ce qui fut cette vie, ce que nous y avons poursuivi et ce qu’il est advenu de nos rêves.»
Regarder encore une fois cette photo floue, prise par un inconnu : une femme de dos, dans une rue, une silhouette invisible, voûtée, cassée, un long manteau, une jupe de travers, un chapeau.
Percevoir l’écho.
Pas meilleur choix possible pour inaugurer ce nouvel espace! Vive le nouveau petit carré jaune (et ce livre est prévu dans mes prochaines lectures bien sûr!)
Superbe article =) chouette !
Je te suis !