« Je n’ai jamais su que commencer. Trembler est mon secours. Depuis la poussière, c’est chaque jour les mêmes scènes rejouées, noires comme les chambres. Les images, même les plus vraies, doivent être répétées, et pour être répétées, elles doivent être inventées. »
Je suis l’ennemie. L’ennemie.
Je suis l’ennemie. Je couve « la mémoire de ton visage du masque de celle que tu seras et fais peur à l’enfant que tu as été » (Alejandra Pizarnik – Extraction de la pierre de folie). Je suis l’ennemie. Nul ne peut dire le contraire, nul ne peut me contredire. Je/Tu es l’ennemie. L’ennemie de qui, de quoi, du pourquoi qui te colle à la peau depuis que tu as poussé ton premier cri, que tu as bu ta première tasse de vie, ton premier souffle d’air.
Tu es l’ennemie. L’ennemie.
Celle qui couve de son regard celle qui se perd dans son propre regard, dans son souffle, dans ce ventre encore gonflé qui n'enfantera plus. Celle qui a enterré avant tout le monde, l’autre enfant qui devait être. L’ennemie. Tu es l’ennemie. La chute, l’arbre qui résonne, le tonnerre qui retentit, œil pour œil, de deux soyons un, les photos gardées comme silhouette évaporée, fantôme évanescent, album de famille massacré, souffle sur la poussière, sur le moi/toi qui n’est pas/plus là.
Tu es l’ennemie. L’ennemie.
Le vide page après page, âge après âge, la jumelle atrophiée, la jumelle au cœur transparent, perdue, oubliée, aux yeux fermés. Tu es l’ennemie, celle qui n’aurait pas du être, celle qui traine ce vide, la culpabilité de l’oubli, de l’invisible, de ce qui n’a jamais commencé, était. Chaque jour les mêmes scènes, les mêmes images, répétées, quitte à être réinventées, ré-initiées. Apprendre à bien faire pour ne pas te faire remarquer, ne pas gêner, ne pas exister, souffler de ta vie, de ton souffle, celle qui aurait dû t’accompagner. « Je suis toute seule » : quand tu parles il y a ce silence de mort, la réponse qui ne vient et ne viendra jamais. Le fantôme d’une autre, d’une mère, petit soldat à son chevet, miette de ton enfance, miette de ta vie. Qui meurt ? Qui vit ? Le cauchemar d’un temps qui s’étire, infini.
Tu es l’ennemie. L’ennemie.
Tu veux rejoindre ta chambre, ton lieu secret, ton lieu caché, te retrancher dans ton intérieur, ton intimité, rejoindre la source, tes histoires, le silence de celle qui n’est pas là. Ton double inexistant, ta marque de naissance. Tu cris ta peine, ta colère, ta souffrance. Tu cris et seule la chaise t’entend, entend. Comment aimer quand aimer ne peut se conjuguer ? Comment aimer quand l’ennemie est ce toi ? Ce n’est pas juste. Il faut tuer pour vivre, pour être. Apprendre à se libérer, à grandir avec ce toi qui n’est pas là. Effacer les nuits sans fin, la mère sur le carrelage, perdue, égarée, braver les interdits, chanter des berceuses, apprendre à se bercer, tuer l'enfance qui n'a pas été. Les petites filles se dévorent entre elles.
« Alors ma miette, qu’est que tu vas faire ? Je vais m’occuper de ma vie. »
Leur raconter ton histoire… mission impossible. Il faut lire les mots, la poésie de Karine Trudeau Beaunoyer, lire les mots, la prose, recevoir la gifle, entendre la/ta souffrance, la peine, la vie qui bout en toi, qui « boue », salit le/ton corps, le/ton cœur, freine ta liberté, tes envies. Il faut entendre derrière le mot, le texte, le slam, le jaillissement de ta poésie. Il faut puiser dans les entrailles pour en tirer la lumière, extraire le sombre, retentir le souffle puissant et d’une beauté neuve, vierge, incroyable, sensible, forte. Aimanter à cette ennemie qu’on t’a collé à ta face, le visage noyé derrière un autre visage.
Fort oui, très fort. D’une force innommable, d’une fragilité poétique.
Le mieux est l’ennemi du bien, il parait. Tu as failli être deux, tu n’es qu’une. Celle qui reste. Et tu combats contre la violence qui a fait de ce vide, ta vie.
Sublime ennemie. Sublime je suis.
Vibrant de vie.
« L’aube est rouge et sonore et je danse sur le toit. J’ai laissé tomber ma robe à mes pieds. Mes cris sont opaques. Je tends les mains dans l’air lourd, j’aime la proximité de l’abîme, me tenir là où ça finit. »
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