Il était tard lorsque K. arriva. Le trajet de gare de Lyon à Montrouge aurait dû prendre une trentaine de minutes, trois quarts d’heure tout au plus, il avait duré le temps d’une vie. K. avait souri lorsqu’une femme lui avait pris des mains sa valise pour la hisser dans le coffre de son taxi. Voilà qu’une femme allait le conduire. Il aurait pu flirter, il a préféré sourire puis se taire, s’engouffrer dans le silence distant de l’homme d’affaires affairé à dérouler le fil de ses messages sur son Smartphone. Mais elle voulait parler. Ce n’était que la deuxième nuit qu’elle travaillait, il était l’un de ses premiers passagers. K. soupira. Vraiment ? Elle le regardait dans le rétroviseur derrière des lunettes aux verres fumés. Il se sentit contraint de poser la question : et, cela ne vous fait pas peur ? Je veux dire, une femme, seule, dans sa voiture, la nuit… Chacun doit affronter ses démons, lui répondit-elle, cimentant son discours d’un mouvement du menton vers l’avant. Il hocha la tête. Elle ne travaillait que les nuits, du vendredi au dimanche. Elle avait peut-être un autre métier ? Il l’interrogeait malgré lui, alors que Catherine lui envoyait au même moment des SMS afin de savoir s’il était en route, s’il avait déjà dîné ; elle l’attendait.
Elle était pianiste. Prof de piano ? sourit K. Les deux. Elle donnait actuellement des cours sur Evreux mais avant cela, elle s’était produite dans les meilleures salles parisiennes. Elle avait été l’élève des plus grands. Sur sa vie, on aurait pu écrire un livre. Mais le trajet ne serait jamais assez long pour qu’elle puisse tout lui raconter. Elle débuta néanmoins son récit. K. se déporta vers le milieu de la banquette arrière de manière à observer les mains sur le volant. Des doigts aussi fins et musclés qu’un cliché. Elle débraya. Ça ne paie pas assez, le piano ? demanda-t-il enfin intéressé, les cours, la scène ? Il calculait déjà combien il faudrait lui laisser de pourboire. J’affronte mes peurs, lui rappela-t-elle, levant la tête vers le rétroviseur. Je ne néglige pas l’aspect pécuniaire, mais voyez-vous si je parviens pendant un an à conduire des personnes sans accident, de nuit, dans Paris, je me sentirai plus forte. K. ne sut que répondre. Il se rencogna contre la vitre, remarqua qu’ils avançaient péniblement sur la voie de droite depuis leur entrée sur le périph. Catherine alignait les points d’interrogation sur fond bleu ; le compteur tournait. K. finit par suggérer à sa conductrice de s’insérer dans le flot de véhicules. Elle se confondit en excuses : je conduis si peu, à vrai dire, avant, je ne conduisais jamais. K. haussa les sourcils, conserva toutefois un air amène, et répondit à Catherine qu’il aurait du retard ; elle lui pardonnerait quand elle aurait entendu l’histoire. Elle était pianiste donc, et spécialiste de Chopin. Mais surtout, pendant vingt ans, c’est elle qui avait enseigné le piano aux fonctionnaires de l’Assemblée Nationale. Tu vas rire : j’ai été pris en charge par une pianiste, pianota K. sur son Smartphone ; je ne sais pas où elle a eu son permis. La femme le regardait ; K. sourit, l’encourageant à continuer. Vingt ans à être maltraitée, je n’en pouvais plus, vous comprenez ? Je suis une pianiste, pas une vulgaire… Cette condescendance qu’ont les gens importants… Donc, vous préférez faire le taxi ? lui demanda K., cherchant dans la nuit un panneau de signalisation. Depuis combien de temps roulaient-ils ? Avez-vous entré la bonne destination dans le GPS ? s’inquiéta-t-il soudain, sans écouter la réponse à sa première question. Il ne fonctionne pas, ou bien je me suis trompée, s’esclaffa la femme. Regardez, il nous prévoit une arrivée vers minuit. Minuit ? K. détacha sa ceinture de sécurité pour se rapprocher de l’écran tactile. Mais vous nous faîtes aller en Normandie ! C’est un kidnapping ? Je ne suis pas douée, murmura-t-elle d’un air gêné ; je vous avais prévenu. K. proposa de la guider, rangea son Smartphone dans la poche intérieure de son veston. Seulement était-il jamais allé par ses propres moyens chez Catherine ? Taxi toujours, quand elle ne venait pas l’attendre au parking Méditerranée. Porte de Châtillon, voilà il s’en souvenait. Je vais réinitialiser votre GPS.
La femme ne racontait plus, elle hochait la tête, proposa enfin d’arrêter le compteur. C’est vrai que vous allez me ruiner, dit K. avec un demi-sourire ; il était maintenant excédé. Mais ne voulait rien laisser paraître. La femme suivit ses instructions, et quand ils furent dans la bonne direction, K. se détendit enfin. Il donna à Catherine son heure estimée d’arrivée. Puis relâcha sa vigilance. L’autre au volant racontait qu’elle allait bientôt écrire sa biographie. Il rentra sur Youtube son nom de scène. Elle était pianiste. Vraiment. Un moment, il avait pensé être tombé sur une mythomane. Il lança une vidéo. Vous aimez ce que je joue ? lui demanda-t-elle. Mais pour ce qui était de la conduite… Savez-vous pourquoi j’ai abandonné Chopin ? Les rues bordées de vieilles maisons en pierre se succédaient. K. demanda s’ils n’étaient pas déjà passés à cet endroit. Je ne sais pas, je n’ai aucun sens de l’orientation, soupira la conductrice ; je ne comprends pas quelle sortie prendre sur ces ronds-points. K. se demanda si elle ne faisait pas exprès. C’était peut-être la même chose avec Chopin. S’il faut tourner à droite, tournez à droite, lança-t-il d’un ton rogue. Et elle, qui le remerciait de sa patience et de son amabilité… D’autres se seraient énervés, lui disait-elle. Pourtant K. ne parvenait plus à dissimuler son agacement. Vous n’avez jamais appris à jouer du piano ? Du piano ? Je crois que vous devriez plutôt vous concentrer sur la route. Oui, la route… Vous savez quoi ? Je suis très patiente, lui dit-elle le regardant par-dessus ses verres teintés - des verres fumés, de nuit !-, j’ai le temps ; et K. sentit un frisson glacé lui parcourir le corps. Un soir, je prendrai en charge un député mélomane, et des falaises d’Etretat, je lancerai mon taxi à pleine vitesse. Le téléphone de K. vibra contre sa poitrine. Redonnez-moi l’adresse exacte. Je vais vous y conduire.
Variation autour de Kafka
Julie Moulin, Nathalie Magrez
Un été jaune carré
J’ai connu Julie Moulin grâce aux 68 premières fois et son merveilleux premier roman « Jupe et Pantalon », Marguerite et Mirabelle, deux prénoms inoubliables ( et un souvenir doux du salon du Mans). Julie fait, depuis la première édition, partie de cette aventure livresque et nous attendons avec une folle impatience la sortie de son deuxième roman…. Nul doute que cela ne devrait tarder !
Son écriture, sa personnalité, ses sourires font que rencontrer cette auteure est un vrai et beau partage. Merci encore Julie Moulin d’avoir marquée de ta patte cet Été Jaune Carré. C’est un délice de vous avoir invité. (Et merci à Nathalie Magrez, ma chaman photographique, à qui j'ai emprunté la photo illustrant à merveille ce texte).
(Pour le respect de celles et ceux qui ont accepté de publier sur ce blog, les textes et les photographies sont protégés par le droit d’auteur. Merci de ne pas les reproduire sans autorisation)
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