À C.,
Comme chaque soir, elle réclama un ultime baiser. Elle avait, avec les années, appris comment retenir sa mère, attends, j’ai oublié de t’embrasser, tu vois, moi aussi, je dois te donner un baiser, reste un peu, allonge-toi et raconte-moi une histoire.
Ici, le passage dans le noir, le sommeil, achevait de l’apeurer. La nuit d’avant, elle l’avait passée dans un avion, à regarder, les yeux affaiblis et cernés, des films à la chaîne, à peine consciente des trous d’air, s’endormant quelques heures avant l’atterrissage. À cause de cela, elle avait sauté le petit-déjeuner qu’une hôtesse de l’air avait déposé sur la tablette voisine. Et c’est le ventre vide et les yeux gonflés qu’elle avait découvert, comme en rêve, le pays dans lequel elle allait vivre. Tout alors était allé très vite. À peine arrivés que déjà, il fallait de nouveau dormir. Elle se sentait maintenant pleine d’allant et très réveillée. Son impuissance à ressentir la moindre fatigue commençait à lui procurer des sueurs froides. Elle avait faim. Elle regardait les chiffres que le radioréveil projetait en rouge au plafond. Combien de temps devrait-elle attendre dans cette chambre inconnue, aux ombres de plus en plus étranges et biscornues ?
Quelques minutes plus tôt, sa mère lui avait expliqué que son agitation était très normale, qu’il n’y avait rien d’étrange à ce qu’elle ne trouve pas le sommeil, car en France, on était encore l’après-midi. Son horloge interne n’avait pas voyagé aussi vite qu’elle. Ma chérie, il faut essayer de te décaler, lui répétait-elle ; ferme les yeux, compte ou pense à quelque chose de plaisant ; trouve quelque chose à faire parce que c’est la dernière fois que je viens, compris ? Les adultes avaient cela de déconcertant qu’ils vous livraient des informations bouleversantes puis commandaient de ne plus être dérangés. Ainsi lui fallait-il apprendre à dormir sans sommeil le temps que son horloge interne arrive à bon port. Or même cette équation monstrueuse, insoluble, qui aurait dû l’exténuer et la mortifier n’épuisait pas sa fébrile énergie. Elle entreprit d’examiner le radioréveil. Il ressemblait à n’importe quel radioréveil noir et rectangulaire sauf que l’heure apparaissait doublement, à la fois sur l’écran et projetée au plafond, ou tout autre endroit de la chambre si on l’inclinait ou le retournait à la manière d’un avion. Elle le reposa sur la table de nuit. Rien à faire, ses yeux restaient grands ouverts.
Maman ! J’ai chaud, j’ai soif, est-ce que je peux encore avoir un verre d’eau ? Tactique éculée, certes, mais qui faisait toujours son effet. Sa mère réapparut dans l’encoignure de la porte puis se pencha avec un gobelet d’eau fraîche, laquelle fut bue à lentes gorgées. Puis l’enfant enserra sa mère dans ses bras dans un ultime effort pour la retenir. En vain. Tu as raison, ma chérie, il fait beaucoup trop chaud. Voilà, j’actionne le ventilateur. Maintenant on dort. Regarde l’heure, comme il est tard ! 21 :21 ! C’est l’heure des félicitations, bonne nuit, bonne année, bonne fête, bon anniversaire et joyeux Noël. La porte se referma. L’enfant ferma les yeux. Au début, c’est vrai, l’air brassé lui caressa le visage avec la douceur des mains de sa mère et elle pensa non sans fierté avoir percé le secret de l’endormissement sans sommeil. L’illusion fut de courte durée et une sorte de terreur la saisit quand elle comprit quelques secondes plus tard, les yeux écarquillés, qu’il lui faudrait vraiment dormir tandis que son sommeil voyageait encore.
C’est là qu’elle les vit. Des bâtons et deux points rouges lumineux éparpillés à la fois sur le plafond et sur les murs, qui s’y accrochaient avec difficulté, jusqu’à ce que les pales du ventilateur ne les envoient se poser plus loin. Peut-être qu’en réalité, elle dormait et rêvait ? Il lui était impossible de quitter des yeux ce ballet gracile et incessant. Parfois, les bâtonnets se fixaient plus longtemps à un endroit et elle tentait de recomposer les chiffres du radioréveil. Là, ces cinq traits étaient pour le 2. Et ces deux autres composaient le 1. Encore cinq traits… pour un 2, un 3 ou un 5 ? Le 6 et le 9 étaient également interchangeables. Qu’elle dorme ou soit encore éveillée, peu importait, sa vivacité avait trouvé un exutoire. Et rien ne la fatiguait moins que de tenter de deviner l’heure. Car à chaque nouvelle minute, des bâtonnets apparaissaient et d’autres disparaissaient. Sans parler des dizaines ! Il faisait plus noir à 11 et la chambre flamboyait à 58. Elle sut qu’il était 22 :00 quand une véritable révolution s’opéra au plafond. Une barre rouge alla jusqu’à se loger sur une pale au point de lui donner le tournis. Elle aurait pu passer la nuit absorbée dans la contemplation de cette chorégraphie aérienne maintenant qu’elle savait comment épuiser l’ennui.
Mais tu ne dors toujours pas ! s’exclama sa mère en allant vérifier l’hypothèse selon laquelle elle dormait enfin profondément. C’est le ventilateur… tenta d’opposer l’enfant aux reproches maternels. Sa mère, qui feignit de ne point comprendre, éteignit l’engin et sans un regard pour le plafond, déposa un baiser sur la joue rebondie de l’enfant. L’enfant ne chercha pas à retenir sa mère, signe d’abdication, pensa-t-elle. L’enfant levait les yeux au ciel, affligée par le spectacle de 4 zéros fixes et parfaitement assemblés que seuls animaient les deux points clignotants rouges séparant les paires. À minuit, tout rentrait dans l’ordre, les nombres rentraient dans le rang. La petite fille sentit une grande mélancolie la gagner et se retourna sur le flanc, face à la table de nuit. Sur le radioréveil, les diodes dansaient, sens dessus dessous, sans égard pour l’algèbre, pas fatiguées du tout.
Le radio réveil
Julie Moulin
Un été jaune carré
(juin 2021)
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