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Photo du rédacteurSabine

Joël Egloff - L'étourdissement


« Le matin ne ressemble pas à l'idée qu'on se fait du matin. Si on n'a pas l'habitude, on ne le remarque même pas. La différence avec la nuit est subtile il faut avoir l'œil. Juste un ton plus clair. [...] Il faut s'imaginer un sale temps par une nuit polaire. C'est à ça qu'elles ressemblent nos belles journées. »

Ici il n’y a rien, rien que cette fin de zone, rien d’autres que ces pistes d’où des avions décollent, déversent du kérosène à plein nez, laissent pourrir ces odeurs putrides d’œufs et d’amalgames non identifiés. Une fin de zone.


Il n’y a rien, sauf l’abattoir. Ce lieu où semble régner la vie, la solidarité entre les hommes, ceux que l’on injure de travailler mais qui à chaque fin de mois ramènent un bout de salaire, des morceaux de viande volés. Un petit quoi vivre, se sentir humain, debout, malgré les odeurs, les cris, les yeux révulsés des bêtes abattues. Rien que la chaine et la viande qui pend, les petits chefaillons qui s’abattent comme une poignée de moineaux, les cris et les brimades, les jeux de gallons gagnés. Rien à part la salle de repos et les filles sur les posters, la porte menant sur la sortie de secours avec au bout de la piste, les avions qui décollent, rasent les têtes, s’éparpillent dans un boucan d’enfer.

C’est le bout du monde, un no-man’s land où espérer un ailleurs, se prendre pour un pilote de ligne sont les seuls espaces de liberté et d’espoir qui ne sentent pas l'ammoniaque ou l’essence rejetées. Rien d’autre que l’étourdissement et les souvenirs d'enfance, les vacances aux bas des barres d'immeubles, l’étang, jouxtant la casse automobile et la centrale de traitement des eaux usées, les terrains vagues. Un quotidien noir, dérisoire, pourri.


Et pourtant dans ce rien, il y a des hommes qui se façonnent un territoire, une l’humanité, où la solidarité s’écrit à coup de liens d’amitié. Des hommes, comme les derniers héros qu’on peut entrevoir, simples fabriquant leurs lendemains, un avenir où rien ne changerait vraiment mais on ne sait jamais, juste une grasse matinée, un quelque chose d’autre que ce bout de viande à découper.


« J'ai joué là au bord des voies ferrées, j'ai grimpé aux pylônes, je me suis baigné dans les bassins de décantation. Et, plus tard, j'ai connu l'amour à la casse, sur les sièges éventrés des épaves. J'ai des souvenirs qui ressemblent à des oiseaux mazoutés, mais ce sont des souvenirs quand même. On s'attache, même aux pires endroits, c'est comme ça. Comme le graillon au fond des poêles.»

L’étourdissement de Joël Egloff. Un livre où tout est noir au mieux gris foncé, d’une violence humaine résiduelle, brutale, où se peint une humanité, des hommes qui gardent leur humour, leur simplicité, cette humilité, une solidarité, une amitié bien plus forte que les coups de la vie reçus. Une écriture comme une poésie, des mots qui télescopent nos habitudes, nous réveillent et nous mettent face à la vraie vie, nous touchent infiniment dans leur détresse et leur simplicité. Avec une fluidité, une lumière que l’auteur laisse percevoir, ce roman devient une force de vie qui nous happe, nous prend et nous fait tourner les pages avidement, à la recherche de ces hommes de foi, de soif de vivre.

Et on en vient à se poser une question : si c’était cela la littérature. Si c’était se laisser prendre à une écriture, une force qui nous réveille, nous stimule, nous force à sortir d’une léthargie et des habitudes. Si c'était cela de nous rappeler là où se terre la vie, là où nait l'humanité, l'humaniste, dans des lieux noirs où résident la lumière, là où dans l'ombre, des hommes fabriquent leur beauté, là où de simples hommes deviennent des êtres humains.


« Le jour où je m'en irai, ça me fera quand même quelque chose, je le sais bien. J'aurai les yeux mouillés, c'est sûr. Après tout, c'est ici que j'ai mes racines. J'ai pompé tous les métaux lourds, j'ai du mercure plein les veines, du plomb dans la cervelle. Je brille dans le noir, je pisse bleu, j'ai les poumons remplis comme des sacs d'aspirateur, et pourtant, je le sais bien que le jour où je m'en irai, je verserai une larme, c'est certain... »


A lire et mettre à côté de Maritima de Sigolène Vinson, La scierie (auteur inconnu), L'établi de Robert Linhart, et à A la ligne de Joseph Ponthus.



« C'est ceux qui fabriquent la lumière qui sont dans l'obscurité » - Jacques Prévert (Vie de famille)



L’étourdissement Joël Egloff Folio

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