Jeanne Benameur - Ceux qui partent
- Sabine
- 21 févr. 2020
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 21 févr. 2020

« Où commence ce qu'on appelle "son pays" ? Dans quels confins des langues oubliées, perdues, prend racine ce qu'on nomme "sa langue" ? Et jusqu'à quand reste-t-on fils de, petit-fils de, descendants d'émigrés... »
En chacun de nous demeure cette part d’étranger, délaissée au profit d’une nationalité acquise, voulue, désirée, de naissance ou rapprochée. En chacun de nous demeure cette part de migration, d’émigration, de lointaines frontières à jamais oubliées dans les tréfonds de nos histoires passées, familiales, dans les secrets et océans traversés, dans les bateaux échoués, les voyages éloignés, les désirs naissants.
Tout ce qui fissure, entrave un être le transforme, lui donne, offre de nouveaux horizons, d’autres chemins, d’autres possibles comme une force, un courage, une errance à ressentir et devenir. Comme une personnalité à acquérir, une liberté à éprouver, être. Seul l’exil demeure, reste et offre la vaillance, le manque, la nuit profonde, la solitude extrême, les questionnements, la transformation d’un être, la possibilité d’un jour, d’une autre voie, la farouche indépendance à devenir.
« Et qu'importe que la terre soit aride et le regard des gens encore soupçonneux. On émigre : on espère. »
Les mots de Jeanne Benameur ne sont jamais neutres. La lire donne l'envie, la nécessité de noter les phrases, d’écouter la mélodie des mots, la profondeur d’une humanité, interroge notre pensée. Il y a en elle, cette douce tendresse, empathie, cette force de devenir, de transformer l’être, de comprendre les longs cheminements des errances, des exils, des profondeurs de l'être. Elle habite ses écrits, déplume les contradictions en nous enveloppant, offrant des clés, des passages vers une richesse que seul nous possédons. La lire est retrouver des fondations, des corps bâtisseurs d’histoires, une langue universelle qui transite au-delà des frontières, au-delà des homme.
Lire Jeanne Benameur est retrouver des valeurs, une particule qui nous hante, nous protège des basculements incertains, des exils volontaires qui nous mènent vers nos lendemains.
« L'histoire ne fait que répéter les mêmes mouvements. Toujours. Les hommes cherchent leur vie ailleurs quand leur territoire ne peut plus rien pour eux, c'est comme ça. Il faut savoir préparer les bateaux et partir quand le vent souffle et que les présages sont bons. Tarder c'est renoncer. »
« Ceux qui partent » est de cette ampleur. Un hymne à ceux qui sont riches de soi et qui ne peuvent que s’ouvrir, devenir, être. Ceux que l’on nomme les migrants, l‘immigration, les émigrés, nous. Comme tout à chacun, fuyant volontairement ou non un pays, la peur et débarquant d’un bateau dans un autre état, un ailleurs. Le migrant, le voyageur aux multiples portraits, visages, aux regards interrogateurs, mystérieux, emplis de questionnements et d'une soif de liberté, de savoirs, de connaissances, de culture.
New York, porte des possibles, d’une Amérique d'un début de siècle, clé d’un état prometteur, d’un avenir où tout est à construire. New York et juste avant, Ellis Island, l’île au pied de la Liberté. L’autre porte, la première frontière fabriquée, le dernier rempart, gardien. Le premier pas sur un état où pour entrer, il faut montrer pattes blanches, l’attente comme patience, les corps comme tourbillons d’une vie à dénouer. Ellis Island et une nuit. Une nuit où tous les possibles deviennent des possibles, des rêves à embellir, des mélodies à danser, des visages à photographier, des voies à construire, des exils à oublier, des libertés à acquérir, des corps à découvrir, des désirs à concrétiser, des soi à concrétiser.
« Car émigrer, c'est laisser les ancêtres et ceux qu'on a aimés dans une terre où l'on ne retournera pas. »
On pourrait, pour celles et ceux qui ont lu le Dernier Gardien d’Ellis Island de Gaëlle Josse, facilement comparer ces deux livres. Mais il n’en est rien. Jeanne Benameur entreprend un autre voyage, une autre voie, un regard, une langue, un nouveau langage. Celui d’un photographe, celui de la musique, des arts, des sens, de la communion des élans et des soifs de conquêtes. Des hommes et des femmes qui nous donnent à observer, voir, ressentir la liberté, l’exil, les désirs. Et une nuit. Une nuit où la liberté devient, s’acquiert, s’offre dans l’éblouissement des corps, dans la jeunesse des volontés, de ce qui échappe et relie. Comme un tourbillon, un ouragan, une langue nouvelle, une voix grave et profonde qui s’offre, ouvre.
Un New York où les émigrants ne cherchent plus mais trouvent. Un New York où la conquête, le désir ne sont plus des portes sur un nouvel état mais sur soi, sur cette vie quittée et qui devient.
Ceux qui partent ou un long poème à l’arrachement et au manque, à la vaillance et au courage, à la liberté des rêves, aux cœurs qui battent plus fort et dans un même souffle, au monde où les langues apportent à chacun une existence nouvelle, une naissance, une renaissance.
Un monde où chacun apporte une existence qui n’appartient à personne. Sauf à la vie.
« Que sommes-nous devenus pour que d'autres humains aient le pouvoir de nous ouvrir un pays ou de nous renvoyer là où il n'y a plus de "chez nous" ? C'est quoi une frontière ? La seule frontière, fragile, palpitante, c'est notre propre peau. La seule frontière, c'est ce qui sépare le dedans du dehors. Et quelle folie d'en avoir inventé tant d'autres ! »
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