« Qu’est-ce qui se sépare en nous quand nous nous séparons ? On se croit jumeaux, amandes philippines, lovées dans le même corps d’amour, on se croit indestructibles. On partage l’illumination, le sentiment extraordinaire d’être de plain-pied avec un autre que soi. On apprend la grammaire d’une peau, d’un désir, d’un regard, on se plonge dans l’énigme d’un être inconnu, ce gouffre merveilleux, dont on explore pas à pas les chemins apolliniens et les traverses dionysiaques ; on se construit un royaume commun, dont on invente la langue et les gestes partagés. Tout en soi s’ouvre, adopte, héberge, comme si l’être, sous la poussée amoureuse, connaissait une nouvelle naissance, une expansion de chacune de ses cellules, qui soudain le rend apte à entendre ce qu’il n’entendait plus, à voir ce sur quoi il avait baissé les paupières. On ne peut imaginer que, un jour, cet édifice pourra vaciller. »
Hélène Gestern est une grande. Elle fait partie depuis longtemps de ma bibliothèque, de ma liste d'autrices que je suis à chaque roman, que j'aime lire. Son écriture, les mots, sa façon de déployer les phrases, d'ausculter les vibrations, les corps, les émotions, de retranscrire avec une limpidité, les émotions. Hélène Gestern est une grande oui. Sans faire de bruit, elle trace son écriture , les émois, les abîmes, dans les pages d'un monde qui bouscule, va trop vite, ne prend plus le temps de s’arrêter et d'observer.
Qu’est-ce qu’une séparation ? Combien de questions face à ce chaos qui nous entraîne vers des dédales. Ne plus aimer, ne plus être aimé. Comment répondre à ces angoisses, ce mystère de l’amour, de ce qu’est l’amour et ne pas savoir résoudre son équation. La passion, le désir, un ouragan ne laissant rien derrière lui, nous plongeant vers les profondeurs de l’âme, nous dépouillant de tout artifice ou moralité, nous donnant l'envie, la joie, la beauté, l’indicible puissance d’être en vie, d'exister.
« On construit une histoire sans vouloir comprendre que la grâce du partage n'est plus, et que l'on est en train d'aimer un souvenir plus qu'un présent. Parce que l'on veut continuer à ignorer qu'est en marche la terrible mécanique du déchirement, celle qui va faire de nous, au bout du compte, des êtres séparés.»
Mais que dire de la séparation. Cette séparation comme un cri retenu, lancé dans un état second, dans la solitude de la nuit, la tristesse victorieuse de l’oubli. Comprendre que quoi qu’il se passe, quoi que l’on tente, on se retrouve face à au miroir de la solitude, l'effacement. Le cri.
Pas d’histoire ou de longues tirades. Un cri ou plutôt deux. Celui de deux récits de vie. Deux séparations comme deux chemins qu’il nous faut réapprendre à voir, à entreprendre, à reconstruire pas à pas. Deux histoires comme deux possibilités, deux fils conducteurs, deux noyades. Deux vies.Une chorale.
« Pendant que ce temps s’écoulait, je réapprenais la grammaire simple des évidences : loin des yeux, loin du cœur. Tout ce que l’on ne partage pas, du menu détail du quotidien aux gestes d’amour, des lectures anodines aux émotions de la musique, est l’outil de l’efficace du détachement. »
Hélène Gestern construit son histoire, nous amène à flirter sur les vertiges d'une séparation. nous mettant face à une image, utilisant les bains révélateurs, transmettant la force et rendant le cheminement intérieur possible. Elle distille les phrases courtes, épurées à l’extrême, précises, fluides, fortes, analyse, et décortique, sans pathos ou superlatif l'anamour, la désaffection du sentiment amoureux qui mène vers la séparation. Comme Annie Ernaux, on plonge dans ces deux récits et on souffre, se retient, autopsie la passion, ausculte la douleur, le désamour et on se retient de lire un récit qui s’appelle un chef d’œuvre intime, une douceur, un baume.
« Je suis persuadée que l'amour nous modifie, biologiquement. J'ignore quelle révolution interne il provoque, mais je crois qu'il entraîne des agglomérations cellulaires, des déplacements d'énergie, des polarisations qui s'inscrivent dans notre chair et y rayonnent bien après qu'elle a été désertée. Une place s'inscrit en creux, un manque, que plus rien, ensuite, ne parvient à combler. »
Je ne connaissais pas cette autrice avant la lecture de ce billet... tu as les mots pour me donner une furieuse envie de me ruer dessus.