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Hélène Goelen Deschères - Lettre à


A.,


Si tu savais le nombre de fois où j'ai recommencé cette lettre. Je n'ose le dire tellement c'est ridicule. Ce n'est pas simple de t'écrire, de te parler, de te raconter. Peut-être à cause de ton absence. On pourrait se dire que c'est plus simple pourtant. C'est vrai, tu ne peux rien objecter, tu ne peux qu'écouter, il n'y a aucune limite dans ce que je pourrais te dire. Mais c'est trop grand, les possibilités sont infinies, comment choisir ? Quoi oser t'avouer ?


Tu ne réponds pas beaucoup à mes lettres. Pas du tout en fait. Tu pourrais faire un effort. Tu es silencieux depuis si longtemps. Je ne me rappelle même pas le son de ta voix. Est-elle douce ? Grave ? Chevrotante (j'espère que non, j'ai horreur de ça). Est-ce qu'elle est monocorde, chantante, rieuse ? Putain, tu fais chier avec ton silence. Je n'entends que lui. Alors que j'aimerais t'entendre, toi. Pour ne pas avoir la sensation de t'avoir rêvé, fantasmé. Il paraît que je te ressemble beaucoup. Alors tu sais quoi, c'est moi qui vais me taire. Là, maintenant. Pour t'imiter. Que tu vois ce que ça fait de parler dans le vide. Ce sentiment qui ne me quitte jamais. Tu vois ce que tu as gagné ? Avec ton jeu à la con.

Le roi du silence, le jeu des cours d'école des années 80. Qu'est-ce que c'est con ce jeu ! Ça sert à quoi le silence, hein ? A part faire chier ceux qui attendent que tu parles ? Que tu te manifestes ? Que tu montres à ton interlocuteur qu'il compte. Moi, en l’occurrence.

Parler dans le vide, c'est fatigant tu sais. C'est comme s'adresser à un mur, faire rentrer un carré dans un rond.


Je t'en ai voulu longtemps, très longtemps. Tu n'y pouvais pas grand chose, c’est vrai. Tu aurais sûrement aimé que ça se passe autrement toi aussi.

Mais je devais bien faire avec cette absence que je ne comprenais pas. Pour la gérer, la digérer, vivre avec. Tu as disparu si vite.


La gamine que j'étais n'a pas réussi à saisir. On lui a expliqué pourtant. Plusieurs fois. Mais ça ne rentrait pas. Je restais persuadée que si tu étais parti c'était de ma faute. Je n'étais pas assez bien, pas assez drôle, pas assez intelligente, pas assez aimable. Évidemment c'est ridicule. Évidemment que ton corps a lâché car cette pourriture à l'intérieur ne te laissait aucun répit. Évidemment, que tu n'y es pour rien. Et moi non plus.

D'ailleurs, tu n'es pas parti, tu n'as pas disparu. Je déteste ces euphémismes. Je comprends bien qu'ils arrondissent les douleurs et qu'ils atténuent les duretés. Mais un départ ou une disparition laissent l'espoir d'un retour. Ça n'arrivera pas. Tu ne reviendras pas. Jamais. Tu es mort, décédé et je suis obligée de vivre sans toi.


Je ne saurai jamais si la vie aurait été plus facile avec toi, là. Je ne connais pas la vie avec toi, vivant. Ou plutôt, je l'ai connu tellement peu de temps que je ne sais pas ce que c'est.

Est-ce que je serais la même personne si je t'avais connu plus longtemps ? Est-ce que mes complexes seraient moins présents ou plus forts ? Est-ce qu'ils seraient différents ? Est-ce que j'aimerai écouter la même musique? Est-ce que tu m'aurais fait découvrir une autre passion ? Est-ce que j'aurai autant besoin de me sentir aimée si tu avais été là ?

Je reconnais, c'est te mettre beaucoup de choses sur le dos que de raisonner comme ça. Il faut bien trouver un peu de positif à ta non fréquentation. Trouver un moyen de rendre ça moins pénible. C'est probablement pour ça que je continue à t'écrire et à te raconter, à faire comme si.


Je vais essayer de reprendre là où j’en étais. Si j’arrive à retrouver le fil. Et sois indulgent pour les redites. Je sais, tu n’aimes pas ça mais c’est ainsi que j’écris alors adapte-toi pour une fois.

D’habitude, c’est moi qui dois le faire. Cette fichue adaptation dont tout le monde parle. Celle qu’on doit sans cesse atteindre et dans les plus brefs délais. Une très bonne qualité soit dit en passant. Mais quel fardeau aussi. Il suffit de montrer qu’on peut se faire à n’importe quelle situation nouvelle une ou deux fois pour que tes proches ne se posent même plus la question de savoir si tu vas y arriver. Et bien aujourd’hui, c’est l’heure de la révélation les amis. E., elle a peur, elle est tétanisée, paralysée par ce qu’elle a perdu et par ce qu’elle n’a pas encore trouvé. Anéantie par la tournure actuelle des événements, par sa vie, triste et sans but.


S’ils savaient. T’aurais pu essayer de leur faire sentir, toi, histoire d’être utile pour une fois et d’arrêter de regarder tout ça, de haut, en observateur, sans jamais intervenir. Comme c’est simple d’être toi. Jamais de décisions à prendre, de virage à négocier, de honte à digérer.

Le plus dur dans tout ça, c’est probablement de ne pas être aimé par lui. Déjà que toi, tu n’es pas démonstratif. Deux hommes qui ne savent pas être présents quand il le faut, c’est beaucoup. Si, je t’assure. Évidemment, tu vas dire le contraire mais reconnais quand même que je n’ai pas complètement tort. Et puis je n’y comprends rien à tout ça. Aux hommes surtout. D’ailleurs, c’est sûrement un peu de ta faute. Tu n’as pas été là pour m’expliquer, me raconter, me montrer comment vous fonctionnez. Avec lui, ce garçon discret qui jamais au grand jamais ne va te montrer ce qu’il ressent, tu ne sais jamais sur quel pied danser. Un jour attentif, voire attentionné, présent. Le lendemain, distant, froid, indifférent. Je ne sais pas ce qu’il attend de moi. Le sait-il lui-même ? Le début était beau pourtant. Rien d’aussi romanesque que dans les livres, non. Juste une rencontre grâce à une amie. Un soir, autour d’un verre, des points communs, des coïncidences touchantes. Une envie d’avancer, de s’amuser, de partager. Il a duré longtemps ce moment. Plusieurs heures avant qu’on se rende compte qu’on avait un peu oublié les autres autour. Un peu seulement, pas totalement.


Si tu savais ce que j’y ai cru à cette histoire. Oui, tu as le droit de me dire que je suis encore bien naïve et que depuis le temps, je devrais savoir que les beaux moments se paient chers. Très chers même. J’aimerai bien comprendre pourquoi d’ailleurs. C’est faux cette idée répandue que le malheur vécu nous fait apprécier les moments de joie, de sérénité, de tranquillité, de simplicité. Le malheur est juste douloureux, donneur de leçon et un peu trop présent. Difficile à surmonter, à oublier. Tiens, c’est un peu comme ces chansons débiles que tu détestes mais qui s’incrustent des journées entières dans ton cerveau, au point que le moindre mot, la moindre note de musique te les rappellent et tu finis par les fredonner toute la journée. Et ben voilà, c’est pareil. Tous ces moments tristes, un rien les fait remonter à la surface. Une image, un bruit, un paysage. Là, par exemple, pendant que je t’écris cette lettre, je te revois partant ta mallette à la main ce matin-là. Celui où tu m’a laissé en pleurs sur les genoux de ma mère. J’imagine toujours que c’est le dernier jour où je t’ai vu. Comme si je l’avais senti. Que des conneries tout ça. Si c’était le cas, je me serai accrochée à ta jambe pour ne pas te laisser t’envoler. Ta mallette, tu l’aurais lâchée, pour me tenir, moi. Et rien d’autre.


Si je pouvais réécrire l’histoire, ça commencerait là, par ce début-là. Toi, moi, un sourire et pas de larmes. Surtout pas de larmes. J’attendrai un peu avant de donner à cette petite fille un si grand chagrin.


Et toi, tu pourrais répondre à mes lettres.



E.


Lettre A

Hélène Deschères

Un été jaune carré



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