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Photo du rédacteurSabine

Gaëlle Josse - Vivian Maier - Ce qu'on entend parfois

Toujours trop tôt, les trains, celui-ci comme tant d'autres. Ce matin, dans le TGV qui me conduit vers le sud, j'ai tenté de me rendormir. Vaine espérance. Je ne parviendrai qu'à une fragile somnolence, un abandon incomplet, une très relative absence. Les annonces sonores se sont tues, je sais désormais que la voiture bar sera heureuse de me proposer collations et rafraîchissements, que le train desservira diverses villes avant son terminus qui seul m'intéresse, et que le personnel de bord se tient à ma disposition si j'en éprouve la nécessité. Devant moi, de l'autre côté du double dossier recouvert de velours mauve, elles parlent. J'ignore leur visage, leur âge. Elles parlent. Je m'efforce de garder les paupières closes, espérant ainsi ne pas décourager le sommeil, jusqu'alors indifférent à mes vœux. Elles parlent. Me voici, à mon corps défendant, immergée dans le flux de leur voix, dans le courant de leur histoire. Je ne saisis pas tous leurs mots, et je préfère qu'il en soit ainsi, mais je suis à bord, embarquée donc, et je réalise que je ne pourrai me soustraire à cet envahissement de mon espace auditif. Alors je lui ai dit que...tu penses que j'ai bien fait ?


Au-dessus du dossier mauve, les voix s'éloignent et se rapprochent, au gré de l'intensité de ma somnolence. L'une des voix est tendue à se rompre, dans un aigu mal contenu qui par moments s'envole, au bord de l'étranglement. L'autre n'en est que le soutien harmonique, posant à intervalles irréguliers une note de basse, un bref accord arpégé. Elles parlent. Je cherche à mettre un peu de distance entre leur histoire et moi, entre leur réel et le mien. Dans les écouteurs de mon Ipod, une voix d'Arménie chante l'exil, la perte de la terre natale, des couleurs d'un ciel, d'un arbre posé au bord d'un champ, du goût d'un vin que l'on boit aux jours heureux. Elle dit la peur d'oublier les visages qu'il faut quitter sans retour.

Elles parlent. Tu crois qu'il m'aime encore ? La voix s'est rompue, la tension s'est dénouée dans un sanglot étouffé. Les notes de basse ont gardé le silence. La voix d'Arménie chante les fêtes qui ne seront plus, les violons qui se sont tus, les récoltes abandonnées. Elles parlent. 


Les notes graves reviennent, hésitantes. Je ne sais pas. La voix d'Arménie s'est tue, elle aussi. Je soupire. Il était dit que je ne dormirai pas. Elles parlent. Les notes de basse ont tenté un apaisement. La voix du haut a repris son souffle. Elle poursuit sa litanie, un peu plus bas. Je crois qu'il ne veut pas savoir que je l'aime. Ça le dérange, ça l'encombre. Il préférerait une histoire simple, une histoire pour le seul plaisir, mais je ne peux pas. Tu comprends ? La voix remonte sur les dernières syllabes. Je ne veux plus entendre. Elles parlent. La voix du haut est entrecoupée de silences, de soupirs. Je ne sais pas quoi faire. Je ne sais pas où cela va me conduire, mais je ne peux pas décider d'arrêter comme ça. Nous sommes allés trop haut, trop loin. Nouveau silence. Enfin c'est moi qui suis allée trop haut, trop loin, mais je ne m'y voyais pas si seule. Le contrepoint grave ponctue par quelques notes isolées. Je voudrais être loin de cette histoire de désir qui vient me visiter sans m'être destinée. J'ai fermé les yeux. Dans les écouteurs s'élève la voix d'Élisabeth Schwarzkopf. Mozart, Abendempfindung, impression du soir. Le soleil a disparu et le jour s'enfuit, emporté dans le puits sans fonds des jours, des années. Ce n’est qu'un serrement de cœur à l'instant où le jour disparaît sans retour. Laisse venir à moi cette larme, dit l'amoureux à sa compagne, elle sera la plus belle perle de mon diadème. Elégance absolue du phrasé d'Elisabeth Schwarzkopf, voilée de mélancolie. Je ne sais pas ce qu'est une voix absolument pure, je sais seulement que je frissonne, et des larmes venues de très loin montent doucement.


Nous arriverons en gare de N... dans quelques minutes. N..., 4 minutes d'arrêt. Les voyageurs qui descendent sont invités à vérifier qu'ils n'ont rien oublié dans le train. Je soupçonne la répétition de cette phrase d'en atténuer l'efficacité, mais peut-être a-t-elle sa raison d'être, après tout. La vitre du train immobilise une parcelle de quai dans son rectangle. Pendant ces quelques minutes, des silhouettes chargées se croisent. Au-dessus du dossier en velours mauve, les deux voix se sont tues, comme si elles avaient besoin du balancement du wagon et de sa toile de fond sonore pour poursuivre leur confidence, comme si elles ajustaient l'avancée de leur propos au mouvement ferroviaire.


Des silhouettes ont remplacé celles qui sont descendues, d'autres sacs et d'autres manteaux sont venus investir les étagères qui leur sont destinées, et le voyage se poursuit. Tu crois que je devrais lui parler ? La voix s'est adoucie, désarmée. La voix du bas pense que « oui, ce serait mieux, sinon cela va empoisonner toutes tes pensées, tous tes gestes, tu ne peux pas vivre comme ça. La voix du bas n'avait pas encore autant parlé. Elle continue, et lorsqu’un train surgit en sens inverse, je sursaute et je perds le fil. De quelle histoire ce dialogue émietté est-il l'écho, pour que je veuille à la fois l'entendre et m'en protéger ? Quelle fut un jour la voix du bas face à mes propres confidences ? Ou bien cette voix a-t-elle manqué, et peut-être ai-je dû avancer seule ? Pourquoi cet inconfort à me sentir l'otage d'une histoire autre, et cette envie de savoir, pourtant ? Il ne peut pas comprendre combien je l'aime, je crois qu'il aurait peur. Est-ce ma voix, une voix antérieure et oubliée, ou celle qui murmure son désespoir derrière le dossier de velours mauve ?


Ladies and gentlemen, we'd like to remind you that the bar is now open...Une voix du Sud s'essaie aux annonces internationales. Non, je n'irai pas à la voiture bar, en quelque langue qu'on m'y invite, inutile d'insister. La perspective d'une remontée de trois voitures à contre-courant suffit à perturber une oreille interne fragile, je ne me hasarderai pas à une telle entreprise. Je ne désire que lui, je ne peux pas imaginer que quelqu'un d'autre me touche. Tu comprends ? La voix du bas répond que oui, elle comprend. Elle sait ce que c'est, le désir d'une seule peau, d'une seule bouche, d'un seul sexe. Elle sait. Le silence s'est installé de l'autre côté du dossier mauve devenu abri pour accueillir les mots qui tremblent.


Et toi, ça t'est déjà arrivé d'aimer comme ça ? Je ne saurai pas la réponse, de nouvelles annonces sonores déchirent la tiédeur du wagon. Une des villes installées sur le parcours va bientôt être rejointe, à nouveau il est conseillé de ne rien oublier, les voyageurs qui descendent là quittent la voiture comblés de souhaits de bonne journée. On espère qu'ils ont fait bon voyage et on souhaite les revoir prochainement sur ce parcours. Il ne manque que les informations sur la température extérieure. Je tente de me concentrer sur le livre que j'ai emporté, mais la question s'insinue dans des interstices que j'avais crus calfeutrés depuis longtemps. Aimer « comme ça », sans retour, sans espoir, comme un embarquement, une traversée et la terre ferme qui se dilue jusqu'à disparaître. Ai-je aimé comme ça ?


Tu penses que je suis folle ? Je ne suis pas certaine d'avoir bien entendu le dernier mot, noyé dans un bruissement de pages de magazine tournées avec précipitation. Toujours la même question : sur quelle rive vivons nous ? A quel moment la traversée ? Basculement ? Déraison ? Les deux rives sont-elles si éloignées, si dissemblables, si irréconciliables ? Folie de poursuivre une chimère, et folie de ne pas tenter de lui donner corps, folie de vivre, d'aimer, de se vouloir aimée ?


A nouveau j'ai fermé les yeux, dans une ultime tentative de m'absenter dans le sommeil, de me laisser porter par ce temps entre deux temps, dans ce lieu entre deux lieux, minuscule segment de droite sur une carte géographique. Dans quelques heures, le printemps parisien transi aura fait place à un ciel d'un bleu de vitrail, au jaune acide des grains de mimosas et au violet vif des bougainvillées, dans cette étonnante transmutation du Nord en Sud, qui, chaque fois, s'apparente pour moi à une éblouissante et mystérieuse épiphanie. Elles parlent. Je réalise que loin de parvenir à dévier le cours de mon attention, loin de cette double voix qui chemine dans ses aveux, mes yeux fermés ne font que renforcer ma vigilance aux nuances les plus ténues de leurs inflexions, à la pause la plus infime entre deux mots, dont la plupart ne me parviennent que très indistinctement. Quand il m'a dit...pas le croire. Croire l'autre, croire en l'autre, toute notre vie dans ces quelques mots. L'offrande de soi, l'amour comme un acte de foi, irraisonné, animal. Irradiant et absolu. Perdre l'amour, douter de l'amour, comme une chute sans fin, une expulsion du jardin d'Éden. Ne plus exister dans son regard. Ne plus exister. Ne plus.


Si, une fois, j'ai aimé comme ça. Une fois. C'est la voix grave qui vient de parler. La réponse s'est fait attendre, comme si les mots avaient longuement erré avant de pouvoir se rencontrer et s'ajuster entre eux. Une fois. Celle qui a questionné se tait, déjà retranchée loin dans ses terres. J'aurais voulu lui dire que... La voix n'est plus que l'ombre d'une voix. Elle s'est fracassée sur la suite de la phrase, que je n'ai pas entendue. Que je me suis interdite d'entendre, gênée par tant de nudité. La voix parle de la perte, d'un passé qui ne reviendra pas et d'une présence qui demeure en elle. A jamais. La perte. Perte d'une peau, d'une odeur, d'un langage, d'une langue commune, d'une voix. D'une façon de gémir dans le corps à corps. Retour au temps d'avant. Au chaos. Aux ténèbres.


Elles se sont tues, le dossier en velours mauve abrite le silence dans toute son opacité, il les mure dans un espace clos, infranchissable. Nous sommes presque arrivés à destination, je commence à rassembler mes affaires et je me lève. Devant moi, les deux sièges sont vides.



Ce qu’on entend parfois Gaëlle Josse Un été jaune carré


Il y a des auteurs dont écrire, déposer des mots, dresser un portrait est vain car il représente tant qu’il vous est impossible, inutile d’en dire plus. C’est ce que j’éprouve pour Gaëlle Josse. Cet immense respect et gratitude, cette bienveillance et bonté, cette clairvoyance d’esprit et de littérature, de voyages inconnus, de silences musicaux. Alors je n’en dirais pas plus sauf ces quelques mots. Merci Gaëlle d’enjoliver ma vie de lectrice, de faire de vos livres, des rencontres, des tandems qui m’accompagnent souvent, longtemps. Merci

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