Ce gars-là, c'est tout à fait mon genre. Je l'ai remarqué depuis quelque temps, mais il doit être nouveau dans l'entreprise. Seul. Il est toujours tout seul devant la machine à café, jamais je ne l'ai vu parler à qui que ce soit, à croire qu'il attend le moment où il n'y a personne, occupé à choisir une quelconque boisson, à hésiter entre le court sucré et le long non sucré, pour s'y rendre. En y songeant, il est toujours seul lorsque je le croise, seul dans les couloirs, seul dans l'ascenseur, seul dans son bureau. Il semble entouré de solitude, dans un lieu où on en trouve si peu, où elle est si mal vue, où il faut parler pour exister, pour justifier la présence de son nom sur l'étiquette apposée sur la porte du bureau, la place de parking, justifier la possession d'un fauteuil à roulettes et à hauteur réglable et d'un coin avec ordinateur, où il est conseillé de vivre en meute, où le retrait et le silence sont suspects, tellement suspects.
C’est peut-être pour cela que je l'ai remarqué. Ajoutons que je le trouve beau. Vraiment. Il me touche, disons, et c'est suffisant. Grand, brun, avec une mèche rebelle jetée en arrière, un visage un rien austère, l’air d’être présent à peine, tourné vers de lointains intérieurs inaccessibles et tourmentés. Il porte un complet sombre, sobre, sans cravate, le premier bouton du col de la chemise blanche ouvert. Assez élégant tout compte fait, une élégance distraite, nonchalante, avec de discrets boutons de manchette et des chaussures en daim. Il y a quelque chose de souple, de racé, d'un peu distant dans sa démarche. Lorsque je le salue, il a l'air surpris, comme si ma présence lui rappelait soudainement le lieu où il se trouve, et il répond simplement, sans inviter à poursuivre l'échange. D’ailleurs je ne saurais pas quoi lui dire, je n'ai pas beaucoup de talent pour les conversations d'ascenseur. Il semble déplacer autour de lui un périmètre sacré, une zone de non franchissement, une invisible fortification. À chaque fois que je le croise, je persiste à le trouver beau, seul devant la machine à café, le regard perdu au loin, immobile au-dessus de l’infâme gobelet en plastique beige, comme un marin qui observe la mer, et évalue le temps qu'il faudra au grain noir deviné à l'horizon pour s'abattre sur lui. Je ne sais rien de lui, et je m'abstiens de manifester la moindre curiosité à son égard, je crains trop de paraître troublée, ou faussement détachée, de susciter curiosité et ironie, toutes cette palette de sentiments pénibles que l'on éprouve dans ces lieux. Je ne sais même pas s'il déjeune avec d’autres dans ce qu’on appelle les restaurants d’entreprises. Ça n’a pas d’importance, je n'y vais jamais, aucune chance de l'y croiser par inadvertance, de briser la glace par un voisinage fortuit. Depuis l’enfance, je déteste les sauces marron, les plateaux orange et les verres Duralex. Les distributeurs de ketchup et de moutarde, le brouhaha des conversations réverbéré par les dalles plastique du plafond et les plantes vertes anémiques parsemées entre les tables. C'est comme ça. Lui aussi, peut-être.
Parfois, je l'aperçois dans la cour, une cigarette au bout des doigts. Le geste lui va bien, cette négligence, ces doigts longs, un rien nerveux, le poignet légèrement fléchi. J'aime les hommes qui ont des gestes harmonieux, un peu lents, la voix, grave, posée, et surtout l'air de ne pas le savoir, de ne pas en jouer. A deux ou trois reprises j'ai eu affaire à lui pour le travail, de petites choses sans réelle importance, et je l'ai vu de près. Je l'ai encore trouvé beau, avec une légère touche d’imperfection, rassurante tout compte fait, le nez peut-être, par rapport à d'obscurs critères personnels, ou les yeux, un peu petits, et encore. À peine. Il s’est montré courtois, efficient, agréable, quoique peu disert. Le sourire un rien las, comme s'il faisait un effort immense pour montrer qu'il est présent, impliqué, professionnel. Il s’est même déplacé jusqu’à mon bureau pour m'apporter une précision supplémentaire. En fait je le crois timide. Je n'ai même pas eu le réflexe de profiter des circonstances pour engager un début de conversation. Si je m'écoutais, je le lui dirais bien, que je le trouve beau, comme ça, pour le plaisir, si je ne redoutais pas qu’il prenne cela pour une vulgaire avance, une proposition déplacée qui nous laisseraient tous les deux gênés, embarrassés, enfermés dans un effroyable silence que ni l'un ni l'autre nous ne saurions comment abréger . Pourtant, je voudrais savoir comment il désire, quels mots il murmure dans le secret d’une chambre, s’il est animal pressé ou amant imaginatif, ou timide, ou infatigable, savoir s’il court le dimanche matin ou s’il chante dans une chorale, s’il aime les polars américains ou s’il frémit du passage du vent dans un ciel de Turner. Savoir s'il a été un enfant solitaire et désolé, un de ceux qui redoutent par-dessus tout qu’on leur lance le ballon dans la cour de récréation, ou de un de ceux qui ravissent leur entourage par leur assurance et leur gaîté.
Je me surprends à penser à lui plus souvent que je le souhaiterais, c'est inquiétant. Il y a bien longtemps, je dois l'avouer, que je n'ai pas rencontré quelqu'un qui m'intrigue et m'attire autant. Les hommes ne manquent pas dans ma vie, oh non, mais il y a toujours quelque chose qui ne va pas. Alors que lui, c'est vraiment mon genre. Voyons un peu : il y a eu Vincent, sport et voiture, un enfer ; Lucas, rock métal dès le réveil, non merci ; Hassan, toujours en retard, le nez sur son smartphone : Boris, marié, trop marié, hélas ; Eric, insupportablement radin, Cédric, courbes de vente en fond d'écran et thrillers gore, une lamentable erreur ; Pierre, charmant au restaurant et lamentable au lit ; Maxime, vantard, égoïste, mais quel charme ; Pietro, menteur, tellement menteur, Yann, bel amant lui aussi mais si rustre, cette honte dans un dîner entre amis, j'en rougis encore ; Louis, jamais sans sa mère... Alors qu'avec lui, rien de tout cela, je le sens. Je le vois délicat, bien élevé, tenant la porte et réglant l'addition avec discrétion, invitant dans des bars et des restaurants choisis, et un regard sombre, sensuel, capable de chuchoter de douces horreurs, sauvages à souhait, dans l'ascenseur ou dans le parking, et des bras musclés pour s'y abandonner après un tout petit peu de résistance, pour le plaisir.
J'ai tant aimé le feu ! Je me défendais bien, dans les amours de cape et d’épée, dans les courses de nuit et les fêtes sensuelles. J'ai été désirée. Aimée parfois. Pour me séduire, combien de kilomètres avalés dans la nuit, d’avions et de trains attrapés à la dernière minute, ou de foyers aimants délaissés. J'ai aimé les grands hôtels et les voyages, les regards et les mains de mes amants sur ma peau. J'ai été comblée. J'étais inaccessible au remords, recluse dans mon bon plaisir, douce et lisse et gaie et piquante. Puis un jour la lassitude est venue, avec son goût de défaite. Comme un coureur qui vient soudainement à manquer de souffle, de jambes et se demande s'il a toujours envie de courir. La dispersion sans fin des jours, tristes malgré d’indéniables flamboiements. Les mêmes scènes redites, rejouées, les mêmes mots, les mêmes gestes, le corps à corps final et ses gémissements, et prendre congé avec élégance. Les hommes finissent par se ressembler, et lorsqu’on commence à les ranger par catégorie, les comme-ci ou les comme-ça, c'est mauvais signe. J'ai appris que chaque histoire, dans laquelle chacun se jette de tout son être, avec ses souvenirs, ses peurs et ses espoirs offre des bonheurs uniques et d’insolubles incompréhensions. Je me demande parfois, de ceux qui m'ont fait partager leurs éblouissements, ce que je garde. Le souvenir d’une certaine lumière sur une plage bretonne, le soleil déclinant, inondant de rose les dunes du Tassili, un regard échangé pendant un quatuor de Schubert, un fou rire au petit déjeuner dans un hôtel d’Amsterdam, une errance nocturne dans les docks de Londres, une dispute sous la pluie pour des bêtises, un week end en Normandie reclus dans la chambre d'hôtel, un silence amoureux dans un café de la place Clichy, des fleurs posées devant ma porte et des textos enflammés. Et un jour le soleil s’est voilé. C'est le jour où j'ai compris que ma brillante collection n’était faite que d’images, ombres et souvenirs de très riches heures, mais ombres et souvenirs quand même. Et j' ai eu mal.
Avec le grand brun devant la machine à café, je sais que ce sera différent. Hier encore je l'ai croisé, accompagné de son mystère tranquille, dans un couloir, l’air un peu désolé d’être là, de ne pas y trouver de plaisir et de s’en excuser.
C’est cette sorte de résistance que j'aime chez lui, cet air d’être là par hasard, ou par nécessité, pour un temps indéterminé, et d’y croire à peine. Si cela se trouve, il n’y a rien d’extraordinaire sous sa mèche rebelle. Peut-être une simple préoccupation du quotidien, une histoire domestique de lave-linge ou de voiture, une de ces choses imbéciles et nécessaires, et non un imaginaire fantasque. Qu'importe ! J'aime contempler son détachement, c'est tout. Je me plais à penser qu’il est un esprit libre et qu’une complicité de cet ordre me relie à lui, à quelques encablures de couloir sinistre dallé de moquette rase mouchetée gris-bleu.
Quand je le vois, j'ai envie de repartir à l'assaut, de le faire céder, et d'accepter, triomphale et magnanime, sa reddition. J'ai ressorti de l'armoire mes escarpins à talons fins, dix centimètres pour une vue imprenable et plongeante sur le monde, et mes jeans les plus ajustés. J'ai acheté un rouge à lèvres sanglant, un modèle Maxi Full Full Addict, pour le moins, un mascara Long Sublime Ultraplus XXL effet faux cils mais naturels, et je me suis réapprovisionnée en Shalimar.
Il ne peut pas m'échapper, j'ai déclaré la chasse ouverte. Je sens qu'avec lui, tout sera différent. J'en suis sûre. Il me semble que je vais enfin pouvoir délaisser ma jungle flamboyante, dangereuse et encombrée, pour un parterre à la française plein de grâce et d’équilibre.
Et ce matin, il m’a proposé un café, gentiment, l’occasion s’en présentait. Je passais près du distributeur, il m'a agréablement souri. Rien qu’à moi. Je l'ai trouvé encore plus beau, plus brun, plus rebelle. Et qu’ai-je fait ? En riant,, l'air soudain pressé, j'ai refusé, et, prise d’une incontrôlable panique, je me suis enfuie.
Gaelle Josse, une écrivaine à la plume délicate, sensible, harmonieuse, à la recherche de la lumière qui mettra en musique l’ombre. Gaelle Josse c’est une palette, une peinture textuelle, un travail sur la langue, les mots, le rythme qui nous emporte, nous trouble. Il y a dans les lectures de ses romans, un besoin impérial de les relire, de nous replonger dans ses romans, de décanter le mot, l’histoire, d prendre le recul comme on regarde un tableau, l’observe, entre en dedans, touche par touche. Nul doute, c’est une grande dame de la littérature française. Vous pouvez retrouver Gaëlle Josse dans « Les heures silencieuses », « Nos vies désaccordées », « Noces de neige », « Le dernier gardien d’Ellis Island », « L’ombre de nos nuits » et son dernier opus qui sortira dans quelques semaines « De vives voix »
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