« C’est ta fille froissée qui est là, qui essaie de se tenir droite dans le vent. Ta fille qui tremble. Ta fille qui t’a attendu, tous les jours, tout le temps. Ta fille qui ne sourit pas ou qui sourit trop, trop vite, trop mal, qui sourit comme on grimace, qui sourit aimez-moi, je vous en prie, aimez-moi, sinon je vais mourir. C’est ma voix que tu entends ce soir, père, la voix de ta fille revenue. »
Chère Gaëlle,
Il m’arrive souvent de retenir les mots, de ne pas bousculer cette petite musique qui s’infiltre dans les méandres et les nœuds de mon âme. Une sédimentation, des strates, des cicatrices qui s’ouvrent, se referment, serpentent. D’où viennent-ils, que disent-ils ? Pourquoi les silences, l’armure, les ombres, le besoin de gravir les montagnes, de descendre dans les gouffres, de m’éloigner du bruit et des bourrasques ? Pourquoi tant de non-dit impossible à dire, ce corps qui se ferme, claque les serrures, jette la clé, violence intense, destructrice, fragile cocon couvert de cicatrices ?
Pourquoi ces jours et ces nuits ?
La nuit des pères est un cri. Un cri retenu, silencieux, assourdissant, secret, incompréhensible, destructeur. Un cri comme une malédiction, un désamour, une absence injustifiée, l’ombre malpropre d’un acte incompris, répréhensible. Une violence destructrice, filiale. Un feu. Une déchirure. On aimerait pourvoir crier, faire face à la colère, la violence, la honte, les silences, l’indifférence. On aimerait libérer la voix, les fantômes, oublier la folie, la culpabilité, le temps, les peurs. On aimerait comprendre la fragilité des déchirures.
Mais face aux cris silencieux, à la folie des hommes, de soi, on fuit. On gravit les montagnes, s’éloigne du monde, se noie, étouffe les cris dans les profondeurs océaniques. On s’enfuit pour ne pas entendre son cri. Celui des nuits sourdes, des cauchemars. On se tait et apprend à ne pas aimer, ne plus aimer. Protection poison, épaisse. Epaisse comme les remords, la culpabilité tenace et la vie désespérément vide. Fragile fardeau. Cicatrices à vie.
« On n’oublie jamais ce qui nous a terrorisé, on tente juste de fermer la boite, et ça ne marche jamais. »
Gaëlle, il y a ce cri dans La nuit des pères. Le cri retenu qui comble les heures silencieuses, s’accorde aux vies désaccordées, entre dans les longues impatiences. Il y a les silences remplis d’une délicatesse qui ne sait se nommer, la beauté des cicatrices qui n’arrivent pas à se refermer, les meurtrissures déchirantes d’une fille, les regards d’un frère qui hésite à aimer, d’une mère effacée. Il y a l’amour d’un père. Il y a beaucoup d’amour criant de vérités étouffées. Et il faut beaucoup d'amours, de patiences, de présences éloignées pour entrer dans les nuits et les cris silencieux. Il faut beaucoup d'amour pour écrire les déchirures, les silences, l’absence, les sommets, les regards, les feux et les violences. Il faut gravir les montagnes pour alléger les fardeaux, plonger dans les océans pour braver les profondeurs, entrer dans les vies pour apprendre à aimer.
« On ne sait jamais quoi faire du chagrin des autres. »
Je crois que je ne saurais jamais dire combien vous lire, Gaëlle, est un baume pour nos maux invisibles. Je crois que je ne saurais jamais dire combien à chaque fois, vous ouvrez un peu plus grand les cicatrices pour y laisser entrer l'air et la fragile beauté de nos vies désaccordées, apprivoiser ses aigles, laisser place à ses ailes.
A chaque fois.
Merci
« Je voudrais ne rien abîmer, n'être qu'un regard. Offrir cette déchirante beauté d'un univers menacé. Je ne sais plus si je fais bien. »
(et merci pour cet incipit où tout se dit dans le silence qui ouvre le chemin)
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