Cher Moineau,
Tu vis dans ma rue. Ou, plutôt, c’est moi qui habite cette rue qui est tienne. Cette portion de chaussée qui fait face à ma fenêtre, tu l’occupes tout le jour et je t’observe, je t’écoute, je te note depuis plus d’un an sans que tu n’en saches rien.
Tes copains te surnomment Moineau. J’ai entendu l’un d’entre eux, te frottant la tête de son poing fermé, te baptiser ainsi en riant. Un moineau massif. J’aurais plutôt dit un goéland, mais cette désignation d’oiseau te va bien. Tu te branches chaque matin sur la même marche, dans ce décrochement de mur entre le distributeur de billets qui ne distribue plus rien pour toi et la boulangerie. Tu commences souvent ta journée par l’aumône d’un croissant que tu avales avec une gorgée de bière. Tu trônes, tu veilles sur la rue. Ainsi posé, tu souris aux passants. Je vous demanderais bien une petite pièce, Mademoiselle. Et Mademoiselle te sourit en retour, désolée de ne pouvoir te dépanner. C’est pas grave. Soyez heureuse !
Tu poses devant toi quatre piécettes pour amorcer la générosité – pour chauffer le bitume. Tu ramasses celles qu’on te donne dans une bourse à cordon, que tu ranges soigneusement dans la poche à fermeture Eclair de ton pantalon. Tu décapsules ta deuxième bière, te roules une cigarette.
Monsieur, vous savez à quoi on reconnaît le diable chez les indiens ? C’est celui qui possède des choses inutiles. Ça ne marche pas fort, la manche, au cœur du mois d’août. C’est un long étirement de présent. Plus rien à tirer de cette vie. Plus de nous. Il y a Moineau, et il y a les autres. Ceux qui vont au travail, font leurs courses, choisissent la cuisson de leur baguette.
Moineau a porté sa troisième canette vide à la poubelle. Il sort de son sac à dos une barquette jaune pâle. Ramasse sur le trottoir les frites molles qui s’en échappent. Mange, les yeux vagues. Allonge ses jambes. Fume, somnole, ouvre un œil sur un couple d’adolescents. Vous êtes beaux, soyez sages, travaillez bien ! La jeunesse est ce qui le fait encore sourire et le tient en éveil.
Nul ne connaît la rue mieux que Moineau. Tout son corps l’expérimente intimement. Il glisse de la marche, l’oiseau déchu penche sur côté, tente de se caler dans l’encoignure de béton. N’a plus la force d’aller jusqu’à la poubelle. Le corps est politique. Moineau s’effondre, répétant quotidiennement, chaque fois un peu plus tôt, l’écroulement du monde. Le corps est à terre, mais pas vaincu. Pas encore. À l’homme qui le toise, lui refusant une pièce : C’est pas grave, pas d’cœur, pas d’vie. La langue tient mieux que les jambes. Sans rancune. Moineau sait que la faute n’en revient pas à l’homme, et que la rue rejette l’immobile.
Quand ça défaille pour de bon, on entend Moineau redevenir Laurent, déclinant son identité aux pompiers, plus nu que nu d’être ainsi dévoilé.
Le lendemain matin, la machine municipale pulse de l’eau pour nettoyer caniveaux et trottoirs.
Lettre à
Frédérique Germanaud
Un été jaune carré
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