Cueillette des prunes, hier, un sac pour les tombées, un autre pour celles encore à l’arbre, et première entrée dans ce journal de pauvreté – journal pauvre, qui dira la nécessité de joindre les deux bouts, d’être l’affut de ce qui s’offre, se grappille, nourrit et permet de tenir jusqu’au lendemain. Un bord d’étang délaissé propose en abondance ces petits fruits sauvages rouges et jaunes, que nul ne se donne la peine de récolter. Dans la très grande chaleur de ce début d’après-midi, en équilibre sur le talus broussailleux, je transpire, les mains poisseuses de sucre. Des mouches et des guêpes me tournent autour, guettant le moment où elles pourront goûter ma peau. Je rentre alourdie, trois kilos qui s’écrasent au fond des sacs en plastique. A la nuit tombée, debout devant l’évier, je trie, dénoyaute, le dos et les jambes douloureuses, je mélange le sucre et la pulpe, la maison se parfume de l’odeur de confiture, aussi apaisante qu’un baume. Six pots et, dans un grand plat de faïence ébréché, souvenir d’autres glanages, les plus beaux fruits pour les desserts et les amis.
« Comment diable un homme peut-il se réjouir d’être réveillé à 6h30 par une alarme, bondir hors de son lit, avaler sans plaisir une tartine, chier, pisser, se brosser les dents et les cheveux, se débattre dans le trafic pour trouver une place, où essentiellement il produit du fric pour quelqu’un d’autre qui, en plus, lui demande d’être reconnaissant d’avoir cette opportunité ». Charles Bukowski, dans Factotum. Malgré la basse tension de ces jours, la jubilation domine d’avoir cassé cette mécanique usante. Un horizon de huit mois. Un espace protégé, dont le cœur sera l’écriture, bien-sûr. La liberté contre un salaire, je ne perds pas au change.
Je t’attends dans la fraîcheur matinale, 7h30, levée depuis une heure. Tu es en retard mais j’aime te guetter dans le silence de l’été, si dense que je peux entendre, malgré l’absence de fenêtre donnant sur la ruelle, le bruit des pas. La maison est grande ouverte et je prends des notes dans mon cahier Muji à couverture noire, j’utilise ce modèle depuis des années, cousu, papier crème et discrètement ligné, décliné au format carnet pour les bribes et les notes, les informations prises sur un coin de table ou dans un autobus, un numéro de téléphone, la référence d’un livre. A la différence des cahiers, les carnets finissent en loque et indéchiffrables. Je t’attends. Des pensées décousues passent dans ma cervelle mal éveillée.
A la peine dans la lecture de Bachelard, la Psychanalyse du feu, puis l’Eau et les rêves. C’est une progression laborieuse et lente qui ne me procure guère de plaisir, hormis la mince satisfaction d’arriver, cette fois, au terme des livres que j’avais jusqu’à présent laissés inachevés. Quel décalage entre les textes, qui me demeurent étrangers, et ce qui s’écrit ou se dit autour de l’écrivain, je pense au texte de Françoise Ascal, un Rêve de verticalité et un Gai Savoir de France Culture consacré à l’auteur. Là, dans ces lieux périphériques, tout me parle, nature, poésie, éléments, jouissance de chaque parcelle de vie. Bachelard m’est lumineux à travers le regard d’autrui. Pourquoi pas. J’ai toujours accordé beaucoup d’importance à l’intercession et aux passeurs. Là, ce sont eux qui auront le premier rôle. Je lis une dizaine de pages chaque matin, avant tout autre activité, un exercice comme un autre pour remettre l’esprit en route.
Je déjeune d’œufs et de pommes de terre nouvelles bien poivrées. J’ai cueilli des branches de fenouil au jardin public et mon dessert sera constitué des prunes de l’étang. 13 h, je ne désire rien de mieux, rien de plus. La maison est fraîche, j’y ai lu et écrit toute la matinée.
Nettoyer la table de peinture ou préparer une couleur peut me réjouir autant que peindre. C’est le plaisir du geste, de l’attention portée à des actes simples et sans autre visée que le « bien faire ».
R., musicienne, pauvre, a décroché un contrat dans une jardinerie. Quelques jours plus tard, l’entreprise rompt son engagement parce qu’elle « ne va pas assez vite ». R. raconte avec humour cette anecdote, mais reste meurtrie. Elle est appliquée, impliquée, elle a donné toute son énergie pour exercer une tâche qui la prive de musique. Banal de constater que le monde économique est cruel, et pourtant, je suis persuadée que d’autres modèles, viables, existent et seraient même bénéfiques pour le plus grand nombre La lenteur est devenue faiblesse, alors qu’elle une qualité précieuse.
Tu me poses la question de ce que j’écris dans ce journal pauvre, un autre cahier encore, à côté de celui du journal secret, de notre journal à deux, des notes de lectures. Tu es dubitatif et je n’ai rien à répondre. Ni du contenu, ni de l’utilité de ces notes je ne saurais justifier. Je réfléchis. Expérimenter le dénuement, être attentive à ceux qui vivent de très maigres subsides, à ceux qui ont choisi de ne donner qu’un minimum de leur temps contre salaire, ou une occupation peu rémunératrice. Elle est jardinière, elle est danseuse contemporaine, elle organise des sorties botaniques, elle anime des ateliers d’écriture. Oui, ce sont surtout des femmes qui ont fait ces choix, et pas des femmes ayant mari à revenu. Elles vivent plutôt seules, parfois à la campagne, conduisent de très vieilles voitures qui n’ont ni radio, ni verrouillage centralisé des portes. Malgré le manque d’argent, ces femmes vivent « large » : amicales, généreuses, créatives, lectrices. Cultivées. Elles se sont volontairement retirées de ce carcan qu’on tente de nous imposer. Je les admire. J’admire leur courage et leur joie de vivre, la qualité de leurs choix. Elle est écrivain. Elle cultive des plantes médicinales. Il serait facile de tourner ces exemples en dérision, et je préfère donc n’en pas parler. Trouver des ressources, en soi et au dehors. Troquer, le livre que j’ai écrit contre le disque que vient de réaliser cet ami musicien. Une gravure contre un joli sac coloré. Je ne veux pas d’une pauvreté qui démolit, qui fait suffoquer. D’une pauvreté du manque, de la résignation et de l’ennui. La pauvreté peut se brandir, et fièrement.
Le lichen, peu gourmand, peu mobile, est un modèle de résistance nécessitant peu de moyens. Il peut vivre des centaines d’années, donne de bonnes indications historiques, climatiques et géologiques, il détecte la pollution, a des vertus nutritives et thérapeutiques.
J’attends la pluie. Après tous ces jours secs, le gris du ciel laisse un espoir. Le gris pâlit, devient blanc puis bleu. Il ne pleuvra pas. Il faudra arroser le jardin. Les graminées sèchent, les boutons de rose ne s’ouvrent plus. Une amie sauve des poissons de l’asphyxie : dans la rivière à sec, elle récupère les poissons encore vivants et, dans un seau, les porte jusqu’à l’Ognon. Ce sauvetage nous ravit, dérisoire, essentiel. Il s’achève par un verre de Lagavulin. Préserver la vie donne soif.
Frédérique Germanaud vit et rêve à Angers. Ligérienne, marcheuse, poète, écrivaine, cinéphile, Frédérique est un fil, une amarre à la vie, une cueilleuse de petits riens qui permettent à la vie d’avancer. Je l’ai connu par ses mots , ce quelque chose qui relie l’écrivain à son lecteur, sa fluidité, le sens de son regard. Je me suis plongée dans « Quatre vingt dix motifs » ; j’ai pris une claque, une belle, celle qui nous ranime à la vie. Depuis la vie a fait que nous avons emprunté des chemins sensiblement semblables et notre Loire est notre maison, notre ile, nos couleurs et notre vie, notre jardin.
Elle a publié « Vianet, la lettre » chez la Clé à Molette, des recueils de poésie, des instantanés de mots, des polaroids de vie.
(Pour le respect de celles et ceux qui ont accepté de publier sur ce blog, les textes et les photographies sont protégés par le droit d'auteur. Merci de ne pas les reproduire sans autorisation !)
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