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Françoise Navarro - Lettre à


Papa,



Écrire mon héritage algérien c’est t’écrire, toi. C’est écrire un pays qui te compose pour une part. Ta part secrète. Rarement dite. Si peu partagée. Tu t’opposes. Tu dis : « Raconter ? Ça ne sert plus à rien…»


Aujourd’hui, je m’élance papa. Je comble ton étourdissant silence. Je t’écris, tu vois. J’écris ton enfance à partir de mes souvenirs vieillis. Je t’écris à partir de mes souvenirs minuscules, troués, presque disparus eux-aussi. J’écris tes souvenirs d’enfance enfuie avec l’envie furieuse, sérieuse, de te connaître. Ton histoire, je l’ai inventée en partie. Je l’ai réécrite. Ce n’est pas vraiment toi. Je le sais. C’est le souvenir de toi que je me suis raconté pour grandir. Pour me constituer. Je t’ai fabriqué une belle vie dans ce pays imaginaire qui me hante toujours. Qui m’habite à l’intérieur. Que je porte. Fière. Et que je cherche sans cesse, dans les histoires, dans les livres, dans les rencontres et les bouts de vie en partage.


Mon héritage bricolé, papa, le voilà :


Tu es né en 1941. A Oran. Tu as deux frères déjà. Tu es le dernier né. Le petit dernier. Ton père est mort à la guerre. Au retour d’une permission. Un train sous les bombes. Un père mort que tu ne connaîtras jamais. Ta blessure originelle. L’absence du père. Ton premier dépouillement. Tu garderas une douleur sur le visage. Ta mère le dira, sans jamais pouvoir y remédier. Tu porteras son prénom. Son seul héritage. Ce prénom, à ton tour, tu me le transmettras. La lignée des François. Ce prénom qui m’inscrira dans une descendance, dans une histoire tue.


Petit, tu es gardé par la grand-mère maternelle. A Eckmül. Quel drôle de nom. Je l’adore. On en a plein la bouche. J’aimais beaucoup le dire à haute voix dans mon enfance à moi. Puis, tu rejoindras ta mère et tes frères dans un autre quartier, juste à côté. Saint-Antoine. Un quartier populaire. Joyeux à ce qu’il paraît. L’appartement est minuscule. Une même chambre pour trois garçons. Tu grandis vite. Enfance solitaire dans le chahut de ton monde. Je t’imagine ainsi. Brave aussi. Je veux dire, avec du courage. Ton œil est malicieux. Je le sais. Je l’ai vu sur les rares photos. Tu as l’air sage. Sérieux. Grave. Toujours tiré à quatre épingles. Pourtant, tu as l’œil qui rigole. Il me plaît ton œil. Il me donne de l’espoir.


Tu es précoce. En avance pour ton âge. Ton école s’appelle Pasteur. Elle aussi je l’ai vue sur les photos. Parfois, je cherche ton visage d’enfant sur les souvenirs partagés dans les livres ou sur les blogs. Jamais je ne te trouve. Est-ce que je saurais te reconnaître ?


Souvent, tu fais l’école buissonnière. Tu sècheras même un mois entier. Un mois passé à explorer les rues d’Oran. Le quartier du port surtout. Il paraît qu’il est ton préféré. Je l’imagine. C’est le curé qui signalera à ta mère ton absence. Ce sera la honte assurée. Le chagrin de ta mère. Tu recommenceras.


Ta mère travaille beaucoup. Elle rentre tard. Trois garçons à élever, il faut de l’argent et du courage. Pas le choix avec un mari mort. Vous êtes souvent seuls avec tes frères. Il paraît que c’était une joyeuse pagaille. Les 400 coups. Des bagarres féroces. De splendides parties de foot dans le salon. Vous cassez les vitres, vite recollées par ton frère aîné. Ta mère n’est pas dupe mais elle n’y peut rien. C’est un peu la liberté. Si tu savais comme elle m’a fait rêver… Mais toi, toi, tu es toujours un peu à côté. Un peu taciturne. Toujours plus calme que tes deux frères déchaînés. Tu préfères être dehors. Seul. La rue comme territoire. C’est la vraie vie, je me disais. La vie sauvage. J’aimais beaucoup t’imaginer libre, rigolard. Un peu canaille. Un peu bandit. A dix ans, l’est-on vraiment ?


L’été, tu vas à la mer. A l’ouest. Tu te baignes aussi dans le port. Dans le port ? « Et alors quoi ? », tu me diras. Tu es brûlé de soleil et de mer. Noir de peau. Tu nages comme un poisson. Tu fais le papillon comme personne. Aujourd’hui, tu ne te baignes jamais plus. Tu es blanc cassé. Fatigué. Hiver comme été. A la mer, tu n’y mets plus un pied.


Autour de vous, il y a de la famille, de la famille espagnole, joyeuse et bruyante. J’ai envie de ça, de joie et de désordre, de rires et d’insouciance. De légèreté. D’enfance. Pour t’aider. Pour compenser. Pour que tu sois heureux. C’est vrai, ça ne doit pas être le bonheur à tous les coups. Tous les jours. Mais ça y ressemble…


Tu vas au collège et au lycée d’Ardaillon. Tu es brillant. Tu t’en fiches. Tu as des envies d’ailleurs. Le bac à 16 ans. Tu vas à la fac. A Alger. Très vite, il y a les barricades et les émeutes. La tension qui monte. Une folie. Le grand chahut avant « les évènements » comme on dit, sans jamais vraiment les expliquer. De cela, tu ne dévoileras rien. Des circonstances. De l’exil contraint-forcé. De ton départ. Et de ta colère. Ta rage immense contre la France. Je 3 ne sais pas. Rien. Tu es parti en Angleterre. Sur un coup de tête. Tu as laissé les tiens. Abandonnée la vie d’avant. Abandonné ton pays. Sans regarder derrière. J’imagine tout ce que tu as dû laisser. 21 ans c’est déjà une vie à soi. Laissée là. Dans ce pays que tu croyais être le tien. L’exil sera définitif. Tu n’y retourneras jamais…


J’ai toujours pensé, papa, qu’il te manquait un bout. Un bout de terre. Ta part d’enfance. Ta part aimée et joyeuse. Ta part chérie, dispersée à tout jamais. Aujourd’hui, papa, tu vois, je l’écris.


Longtemps, ces mots, tu sais, je te les ai dits pour de faux. Dans ma tête. Dans ma peau. Des mots suspendus. Cabossés. Qui se cassent sur ton silence. Ta posture érigée. Ton refus toujours. Ta résistance. Tu ne veux pas. Pourquoi ? Pour m’épargner ? Mais tu n’épargnes personne, papa. Toi d’abord. Toi par-dessus tout. Pourquoi réduire l’enfance au silence ? Pour la douleur ? J’ai 44 ans, papa. L’impact de l’Algérie, ton Algérie, est intact chez moi. Disons, le même. Depuis toujours. Dans mon corps. Dans mes rêves. Mon appartenance, papa. Comme une béance…. Et maman ? Aussi maman… Le mystère de votre vie avant moi. Je ne sais pas quoi faire avec ce trou. Alors je m’invente des histoires. Depuis toujours. Aujourd’hui, papa, tu vois, j’écris…. Des mots de rien. Je voyage jusqu’à toi. Dans ton enfance. Dans tes douleurs. Dans tes manques. Dans ta part secrète. Je vais, papa, un peu plus loin. Il me faut t’écrire. Il me faut lisser les souvenirs, bien à plat. Il me faut les caresser un peu. Les faire vivre. Je me dépêche de t’écrire, papa. Je m’enfonce dans ton histoire et en même temps dans mon histoire. J’ai l’impression de me retrouver chez moi. Dans mon ventre qui bat.


Tu ne me liras pas. Je le sais, papa. Alors, je t’embrasse, encore plus fort qu’en vrai. Je ne lésine pas. J’en profite. Pour t’aimer un peu mieux. Et pour ne pas oublier. Ton pays, qui sent l’absence. L’inexorable départ. Le silence. Mais ton Algérie, papa, elle a un goût de soleil, de sable et de mer bleue. Elle est l’enfance. Elle a l’odeur sauvage. Une odeur de paradis perdu. Parti en fumé. Ecrabouillé. Elle est l’inaccessible pays. Elle est belle, papa. Je la respire les yeux fermés dans mes souvenirs de toute pièce inventés. Je la fais vivre. Je voudrais qu’elle ne meure jamais. Comme toi. Mon papa….



Ta fille, Françoise.



Ces textes, illustrations et photographies sont protégés par le droit d'auteur. Merci de ne pas les reproduire sans autorisation !



Lettre à

Françoise Navarro


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