Lily est en forme aujourd’hui. Elle s’est levée de bonne heure, elle en est fière. Elle va pouvoir, comme les autres, aller faire un tour au marché ce matin.
La radio vient de déballer quelques nouvelles et Lily choisit de garder la plus importante : samedi vingt mars, premier jour du printemps. Plantée devant la fenêtre, elle observe la mousse grise des nuages. Là-bas, entre la tour Mirabelle et la tour Grenade, un soleil courageux pointe le bout de ses rayons, c’est bon signe. La journée pourrait être belle.
D'une pirouette, Lily se retrouve devant le miroir, une ritournelle sur les lèvres. Un peu de bleu sur les yeux, un peu de rose aux joues. Juste un peu. Elle chantonne en tirant de l'armoire son vieux manteau gris, le manteau du marché comme elle l'appelle, celui qui ne sort que de jour, avec le jean et les baskets.
Pour attendre l'ascenseur qui grimpe les étages, Lily a trouvé autre chose à fredonner, un air léger et inoffensif. On parle d’une fille et d’un garçon qui… C’est toujours la même question, celle qui agite le monde du matin au soir et du soir au matin. Elle le sait bien, Lily. Une histoire vieille comme le monde. Et ça continuera encore et encore, jusqu’à la fin de toutes les fins. Une fille, un garçon, et les ennuis commencent ! Oh ! Il y a bien quelques compensations, des avantages, des bons moments. Mais toujours au bout du compte la balance s’alourdit d’inconvénients.
Lily est philosophe, ce matin. Elle dit c’est comme ça, on n’y peut rien. Elle marche sur le trottoir à peine humide d’une petite averse de fin de nuit. C’est bien quand il pleut la nuit, ça ne dérange personne. Cette nuit, en tout cas, ça n’a pas dérangé Lily qui avait décidé de ne pas sortir pour pouvoir se lever de bonne heure et aller au marché.
Elle balance à bout de bras un cabas un peu fané, le même que celui de ces femmes qu’elle va croiser dans les allées bruyantes et odorantes du marché. Comme elles, Lily demandera une livre de ceci, un quart de cela, et trois ou quatre, oui, quatre, ça se garde, de belles oranges juteuses, gorgées de vitamines. Il en faut des vitamines, même à Lily. Elle emplira son cabas et sortira son porte-monnaie du sac à main fatigué qui l’accompagne. Un sac ordinaire, bien pratique avec ses poches et son anse épaisse. Un sac de femme qui fait ses courses et son ménage, un sac de femme qui se lève de bonne heure pour aller au marché. Un sac respectable.
Lily a pris soin de venir dans ce quartier où personne ne la connaît. Elle a quitté sa cité grise et ses jugements définitifs. Un trajet en bus, quelques pas de plus pour gagner sa tranquillité. Un marché est un marché. Elle trouvera ici autant de bons produits qu’ailleurs. Ici, on lui dira bonjour madame, peut-être même bonjour ma petite dame, comme on le dit à cette brave femme qui est devant elle, serrant la main d’un gamin propre et sage. Ici, Lily aura droit aux égards dus à toutes les clientes.
Ici, sous les halles, parmi la foule anonyme, Lily s’invente une nouvelle identité. Elle a peut-être un mari et des enfants, pour qui elle choisit avec soin ce qu’il y a de meilleur. Ce soir au dîner, ils se régaleront d’un bon steak saignant et de frites. « Oh ! Oui, maman, des frites ! »
Ici, Lily est une femme ordinaire, une ménagère consciencieuse. Ici, Lily efface pour quelques instants l’ardoise de sa vie. Elle cesse d’être, un moment, la pute du cinquième.
Le manteau du marché
(extrait du recueil « Au cours du marché)
Fabienne Rivayran
Un été jaune carré
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