« C’était un vieil homme qui pêchait seul sur une barque dans le Gulf Stream et en quatre-vingt-quatre jours il n’avait pas attrapé un seul poisson. »
Il y a du bon à lire, relire, découvrir des romans qualifiés de « classiques », des romans qui possèdent cette force intemporelle de l’écriture et de la littérature, de redonner vie et chair aux personnages et au récit et cela quelque soit le moment où on les lit. On y retrouve ses premiers frissons, ceux liés aux souvenirs de la première lecture et les énigmes cachées, les mots que l’on avait oublié, les clins d’œil à d’autres récits, le style et la narration. On entre de nouveau dans les mots, loin de toutes sensations d’apprentissages, de développement et thèse. On écoute la respiration du texte, ses silences, l’histoire racontée, redécouvre l’épaisseur des personnages, l’épreuve du temps, le rôle du paysage, du cadre, de l’ambiance. On s’enveloppe de l’émotion ressentie sans chercher à l’analyser, en faire un exercice de style. Juste grisée par les mots, le style et la sensation de toucher de nouveau le graal, la beauté littéraire.
« Le vieil homme savait qu’il pouvait aller loin au large et il laissa derrière lui l’odeur de la terre pour se perdre dans l’odeur pure de l’océan au petit matin. »
Le vieil homme et la mer d’Hemingway en fait partie. Ne me demandez pas de vous dire le pourquoi ou de vous faire un résumé, explication de texte, je n’en serais pas capable. Pas capable parce que ce roman reste un monument d’une histoire simple et à la fois d’une évocation d’une odyssée maritime hors norme, une pêche à la baleine blanche ou planent le fantôme de Moby Dick et des pêcheurs d’Islande, d’un affrontement où se dégagent l’humanité des perdants, la beauté des vaincus, la force, l’acuité, la perception des émotions et des gestes simples, des solitaires. On y ressent le sel, la beauté de l’océan, sa volupté et sa force, sa tranquillité et sa magie. On entend le bruit du vent jouer dans les voiles qui gonflent sous l’effet de l’air chaud. On écoute le bruit des vagues clapotant au saut des poissons volants.
« Quand il pensait à la mer c’était toujours la mar, qui est le nom que lui donnent en espagnol ceux qui l’aiment vraiment. Ceux qui l’aiment disent parfois du mal d’elle, mais c’est toujours comme s’ils parlaient d’une femme.[…] Ils en parlaient comme d’un adversaire ou d’un ennemi. Mais le vieil homme y pensait toujours au féminin et comme à quelque chose qui dispensait ou refusait de grandes faveurs, et si elle commettait des folies ou horreurs, c’était parce qu’elle ne pouvait pas s’en empêcher. La lune la bouleverse comme elle fait à une femme, pensait-il. »
Tout est grand, tout est beau telle une mosaïque qui prend forme, devient nature, symbole. On côtoie l’héroïsme de ceux qui ne sont pas des héros mais de simples pêcheurs cherchant le poisson comme pitance du jour. Il n’y a nul grandiloquence ou récit incroyable juste le réalisme d’un monde, d’un homme ne sachant plus pêcher. Juste le dialogue entre Santiago et le squale.
« Aucun homme n’est jamais seul sur la mer. »
Ce qui fait de ce récit le classique qu’il est, est la pudeur qui se dégage des mots et des émotions, des relations entre l’enfant et le vieil homme, le vieil homme et la mer. Entre cette part d’intime et d’émotions tout en finesse, en silence et esprit. Le texte se débarrasse des lourdeurs, il devient essentiel, quasi sommaire dans les descriptions et dialogues. Et pourtant c’est de là que nait la sensation de lire et ressentir l’océan, la lutte fratricide, la beauté de la relation entre l’homme et l’enfant, entre l’homme et la mer, entre l’homme et le poisson, entre la solitude et l’immensité, l’essentiel de la vie.
« Imagine qu’on doive chaque jour essayer de tuer la Lune, pensa-t-il. La Lune file sans demander son reste. Mais imagine qu’on doive chaque jour essayer de tuer le Soleil ? Nous avons de la chance d’être comme nous sommes. […] Il est heureux que nous ne soyons pas obligés d’essayer de tuer le Soleil ou la Lune ou les étoiles. Il est déjà suffisamment difficile de vivre des ressources de la mer et de tuer nos frères. »
Bref relire Le vieil homme et la mer d’Ernest Hemingway, c’est redécouvrir avec délicatesse ce qui fait la force et la beauté d’un grand texte, un grand classique, d’un roman qui nous emporte loin des grandes aventures égoïstes et triomphalistes du monde actuel.
« La vie est simple quand on a perdu. »
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