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Déborah Levy Bertherat - Les livres photographiés

L’un des phénomènes qui m’ont le plus surprise à mon arrivée dans le monde parallèle des réseaux sociaux, ce sont les photos de livres, une présence matérielle, visible de la lecture, dont je ne connaissais pas d’équivalent dans le monde réel. Par « photos de livres », je n’entends pas les trésors architecturaux des « incroyables bibliothèques », ni les effets graphiques d’étagères idéalement ordonnées, ni les empilements de livres verts en sapins de Noël, clichés souvent retouchés, stockables dans des banques d’images et partageables à l’infini sur Facebook, Twitter, Instagram ou Pinterest. Ces images de bookporn – comme il y a un foodporn d’aliments ou un earthporn de paysages – m’intéressent bien moins que les photos d’amateurs, souvent prises avec un téléphone, où les livres sont identifiables : vitrines et tables de librairies, éventails de livres fraîchement achetés, piles de livres à livre (appelées PAL, pour quel supplice ?)... Toutes ces pratiques nouvelles indiquent un lien affectif avec le livre, mais tant qu’il reste fermé, il n’est qu’un programme, une hypothèse. Que se passe-t-il quand on poste la photo d’un livre ouvert ? Le lien entre la photographie et le livre se fait plus intime, plus sensible, parfois plus indiscret.


Indiscrète en effet, et fascinante, est la pratique photographique apparemment simple qui consiste à photographier des lecteurs à leur insu et à en faire une série. J’aime beaucoup celle qu’a créée l’excellent photographe Luc Abramovici – par ailleurs cardiologue – qui poste sur Facebook, outre des trésors poétiques et sensibles, des images volées de lectrices aperçues chez un bouquiniste, dans une librairie, sur la plage, toujours prises de dos ou de loin pour préserver leur anonymat. Chaque photo est accompagnée de la légende « Les femmes qui lisent sont... », que les commentateurs jouent à compléter d’une suite adéquate : « mystérieuses », « captivées », « hésitantes », « en voyage »…

Luc Abramovici



Une autre série me touche particulièrement, celle qu’Éloïse Lièvre, elle-même écrivaine, offre sur Facebook sous l’appellation « #lesgensquilisent ». Ces photos, également volées, observent des contraintes précises : prises exclusivement dans les transports en commun, elles montrent des lecteurs tenant un livre généralement ouvert, dont le titre doit être lisible. Seuls apparaissent le livre et les mains qui le tiennent, parfois un sac ou un pan de vêtement, rien qui permette d’identifier la personne. Faute de voir le visage du lecteur ou de la lectrice, on s’attache à ses mains : ce sont les doigts qui lisent, qui touchent la page, caressent les lettres comme du braille. Éloïse Lièvre est une passeuse : elle partage ce don étrange d’une lecture devenue « commune » dans le meilleur sens du terme, et que les commentateurs s’approprient : « Je l’ai lu », disent-ils, « Ah, c’est mon livre préféré », ou encore « « Je voudrais le lire ». Exceptionnellement, le livre est couvert d’un papier opaque qui laisse libre cours à toutes les suppositions sur sa nature peut- être illicite. Chacun peut y projeter le livre interdit de ses fantasmes, devenir lecteur de toutes les lectures possibles...


Ces deux séries de photos volées de lecteurs proposent peut-être un prolongement contemporain du topos pictural très ancien qu’est la scène de lecture. Sur les tableaux sacrés, la Vierge et Marie-Madeleine lisant une Bible sont recueillies et comme absentes au monde. La peinture occidentale offre d’innombrables exemples de lecteurs, ou plus souvent de lectrices, souvent jeunes, qui semblent oublier qu’elles posent, ignorer celui qui les peint au point qu’on les croirait presque, elles aussi, surprises à leur insu.


Eloïse Lièvre - série des gens qui lisent -



Une autre pratique, plus intime et plus personnelle, consiste à partager sur Facebook la photo d’un livre ouvert à une page précise de manière à en donner à lire un extrait. Je dis un extrait, un passage, et non une citation, car c’est un autre geste que de recopier des phrases (ce que les mêmes lecteurs font souvent par ailleurs, ce n’est pas une question de paresse) : la photo ne coupe pas la page, elle la cadre, laissant apercevoir un bout des paragraphes précédent et suivant, un peu de la page voisine. Surtout, elle exhibe la matérialité du livre, la typographie, la profondeur du pli central, le grain du papier dont un éclairage oblique peut souligner le relief. « Ça donne envie », disent les commentaires. L’image peut être aussi sensuelle que ces assiettes de gâteaux que d’autres partagent sur instagram – un millefeuille qui dirait « mange-moi ». Souvent, au bord de la page photographiée, le bois d’une table suggère un intérieur, l’ombre d’une main laisse deviner le corps du lecteur ou de la lectrice qui à l’instant de la photo est en train de lire (ou plutôt, en réalité, de photographier sa lecture). Pour un écrivain, surtout débutant, rencontrer son propre livre dans une page ainsi photographiée procure une étrange émotion. Elle me rappelle une expérience évoquée par Virginia Woolf : lors d’une visite vous apercevez sur le bureau d’un ami une lettre que vous lui avez envoyée, et votre propre écriture vous paraît une partie détachée de vous-même. Mais il y a autre chose encore : ces photos de pages sont généralement la trace d’une lecture en cours et l’annonce (le teaser) d’une critique à venir sur un blog. L’auteur qui regarde une telle photo touche du doigt le fantasme décrit par Italo Calvino dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, où deux écrivains observent à la longue vue une femme passionnément plongée dans sa lecture, chacun imaginant qu’elle est en train de lire l’œuvre de l’autre, et projetant d’écrire pour elle un prochain livre différent, plus abouti, à la hauteur de cette passion... « Seul le pouvoir d’être lu par un individu déterminé prouve que ce que j’ai écrit participe du pouvoir de l’écriture », dit Calvino. Bien sûr, nous le savons tous, c’est par la lecture que le livre existe, mais ces photos de pages le redisent d’une manière nouvelle, non verbale, elles matérialisent merveilleusement cette relation. Regarder la photo, la décrypter, c’est accomplir un peu ce rêve de se glisser secrètement dans la chambre de son lecteur ou de sa lectrice et de lire par-dessus son épaule, non pas le livre, mais sa lecture même... Parfois, la photo va plus loin : le livre, fermé ou ouvert, est mis en scène sur un fond qui fait écho à la lecture (du sable, des objets anciens, un tissu imprimé...) où le photographe a mis une part de sa propre histoire. L’appropriation devient alors particulièrement émouvante. Je pense à une blogueuse ultrasensible, Sabine Faulmeyer, photographe très douée, qui a non pas illustré, mais encadré ou enveloppé mon premier roman, Les voyages de Daniel Ascher, de photos des pièces d’identité et des laisser-passer de ses propres arrière-grands-parents venus d’Ukraine. Elle a recomposé autour des photos du livre une sorte de famille de papier, de noms propres, de mots, de cachets et... de photos d’identité. Cette manière d’intégrer son histoire à la mienne, ou l’inverse, était saisissante.


Sabine Faulmeyer - cliché issus du roman de Mélanie Richoz "Un garçon qui court"



Tout récemment, Sabine Faulmeyer a photographié mon dernier roman, Le châle de Marie Curie, sur un tissu imprimé africain, un superbe châle orange à dessins noirs. Par message privé, elle m’en a raconté l’origine, un partage douloureux et lumineux à la fois, qui donnait un écho vertigineux à sa lecture de mon histoire de douleur et de partage... Ce troisième roman ne m’appartient donc déjà plus, et cela me ravit. L’expérience offerte par ces photos est plus qu’émouvante : elle est, littéralement, mouvante. Elle révèle, au sens photographique du terme, que le glissement, le déplacement sont l’essence même de la lecture, et de cette délicieuse dépossession qu’est l’écriture.


Texte tiré d’une intervention au séminaire Actualité critique de l’École normale supérieure le 17 mai 2017.



Les livres photographiés

Déborah Levy Bertherat

Un été jaune carré

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