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Cécile Balavoine - Lettre à


Épidavros, le 16 octobre 2020


Cher amour,


Je t’écris de Grèce. Voilà bien plus d’un mois que j’ai fait du village d’Épidavros ma provisoire demeure. Tu n’étais plus une source de tourment, quand je suis arrivée. Car j’étais persuadée que t’avoir enfin à mes côtés, sous les traits d’un ancien amoureux qui avait ressurgi vers la fin du printemps. Nous nous étions soudainement retrouvés à la faveur de quelques rendez-vous égayés de champagne : nous fêtions, et avec allégresse, la fin d’une phase de repli sur nous-mêmes. Ensemble, nous regardions les tours de mon 13e arrondissement scintiller dans des nuits douces, la fenêtre du balcon ouverte sur des plantes parfumées dont nous humions l’odeur de terre mouillée, nous en mal de nature. Et nous nous caressions, avides de baisers à pleine bouche et de peaux se palpant après des mois d’ascèse et de solitude. Ces rendez-vous se sont rapidement renouvelés, je ne savais pas encore très bien avec quoi ils rimeraient, car nous nous étions dit que nous étions avant tout des amis. Alors je me demandais s’ils auraient des lendemains ou ne promettaient rien. À propos de promesses, nous nous étions fait celle de partir en voyage, tandis que les Français n’osaient sortir de leurs frontières. Ensemble, nous avons pris l’avion vers Bucarest un jour d’été, accablés de chaleur mais ravis de, et pour la première fois, nous qui avions déjà tant voyagé ensemble, toujours pour le travail, partir enfin pour des vacances. Nous avons arpenté les rues délabrées de la ville, puis sillonné des routes, de campagne et de montagne, traversé les villages colorés de la Transylvanie. Près de moi qui conduisais, celui que j’avais alors pris pour toi, ou plus exactement dont j’avais espéré qu’il serait enfin toi, me guidait, disait qu’à quelques kilomètres il me faudrait tourner à droite pour découvrir une église fortifiée, à gauche un édifice en bois datant d’un temps ancien. Le soir, nous nous aimions encore, repus de beautés et alanguis par des alcools trop forts fabriqués aux jardins des fermiers qui nous ouvraient leur table. Et nous étions heureux, pensais-je. De retour à Paris, chacun dans son appartement, j’avais eu le cœur lourd. Mais nous nous appelions. Nous nous étions revus. Nous nous étions blottis dans les bras l’un de l’autre. Nous ne nous étions rien promis encore, mais nous parlions des mois futurs. Un saut de puce en Bourgogne, une escapade dans le Vercors...



Enfin était venu pour moi le temps de la Grèce. Nous étions tout début septembre. Je racontais, comme une boutade, à qui voulait l’entendre, et pourtant c’était vrai, que pour la première fois depuis la maternelle, il n’y aurait pas pour moi d’école à la rentrée. Mes étudiants américains étaient bloqués « de l’autre côté de l’étang », comme on dit en anglais. J’avais perdu aussi ce travail que j’exerçais avec celui que j’avais cru être toi, travail qui consistait à s’envoler vers de grandes villes du monde pour raconter tout ce qu’il s’y passait. Alors je partais seule écrire. En Grèce, j’espérais un nouveau roman.


La veille de mon départ, j’avais dormi chez lui. Nous nous étions quittés sur des baisers légers, sans inquiétude, car nous allions nous revoir : il viendrait me chercher, après un mois, ou peut-être un peu plus, dans ce village d’Épidavros que je ne connaissais pas encore. Nous n’avions pas fixé de date. Mais nous savions déjà qu’ensemble nous irions voir Delphes et Olympie, Corinthe, Mistra et d’autres ruines byzantines ou antiques. Nous marcherions dans les vieilles pierres et baignerions dans des eaux vertes. Je m’étais installée, sereine, dans mon village, pensant t’avoir enfin, quel soulagement c’était !, toi que j’avais cherché à travers plusieurs continents, de mes quinze ans à mes quarante-sept ans. Tu – non - il m’appelait, quasi quotidiennement, me confiant les menus mouvements de ses journées et de ses pensées, et moi des miennes, comme on le fait avec l’aimé ou l’aimée. Un jour, enfin, nous avions décidé d’une date, et je m’étais réjouie de nous imaginer prenant ensemble l’avion du retour, accompagnés du chaton grec que j’avais adopté et qui avait pour ainsi dire écrit, jour après jour, avec moi, dormant sur mes genoux tandis que je tapais frénétiquement sur mon clavier. Souvent, j’observais, à l’une des tables du café où j’avais l’habitude de m’installer, un couple âgé déjà. Ils se parlaient avec tendresse, avec délicatesse, ils évoquaient leurs projets de baignades, de visites, il blaguait, elle riait. Le temps n’avait rien altéré, peut-être même les avait-il resserrés dans son fil infini. Et en les regardant et en les écoutant, je les enviais, je me disais qu’avec toi, avec lui... Et puis un jour, ils ont repris la route. Vers le sud, ont-ils dit. Car il commençait à faire frais, même sous ces latitudes. Octobre venait d’arriver.


Et je pensais à lui qui n’est pas toi, et qui viendrait bientôt me retrouver. Ensemble nous ferions de ce nouveau voyage une deuxième Roumanie, et une deuxième épiphanie : celle qui nous montrerait que nous étions devenus deux. Nous nous apporterions la bienveillance et la sollicitude, les caressantes attentions de chaque jour. Maintenant qu’enfin son billet était pris, que sa venue était certaine, je me sentais tranquille, plus apaisée encore face au volcan de Méthana planté sur l’eau devant ma table bleue. J’avais peut-être enfin le compagnon du partage de mes jours. Même si parfois je me disais qu’il lui manquait un peu de poésie. Un soir, un soir que je n’avais pas réussi à le joindre, m’en inquiétant à peine, tard, il m’a téléphoné. À sa voix, différente de la veille, j’ai senti que quelque chose, loin de moi, s’était insidieusement tramé. Cette voix devenue de miel, abjecte et indécente, a expulsé des mots glaçants, des mots grossiers, une phrase qui a coulé tout le long de mon échine : J’ai rencontré quelqu’un.


J’ai su alors que je m’étais trompée. Je ne t’avais toujours pas trouvé. Je n’avais fait que te rêver en lui. Comme je t’en ai voulu de m’avoir fait faux bond ! Mais pour la première fois de ma déjà longue existence, je n’ai pas cru qu’en moi quelque chose n’allait pas. Je me suis dit tout simplement que je devais t’écrire. Car il fallait, il faut, enfin que tu entendes l’écho de ma voix pure, de ma voix digne de toi et de noblesse d’âme. Peut-être qu’au détour de mes voyages et de mes égarements, tu as perdu mon fil. Il est grand temps que je le tende, ce fil de mots sur lequel, en funambule, tu sauras arriver à moi. Car vois-tu, je ne peux plus t’attendre. Je veux déjà avancer avec toi dans une forêt sentant l’humus et le muguet. À l’aube de ma sixième décennie, je t’en supplie, déploie ton sixième sens ! Ou bien regarde, comme au dos de toute lettre, là où j’ai inscrit mon adresse.


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