« On ne faisait jamais attention à elle, on ne la reconnait jamais, et quand, enfant, elle essayait de se rendre visible aux yeux des autres c’était toujours avec beaucoup de maladresse, un rire déplacé, une manière de s’inviter dans les jeux qui gâchaient immanquablement la partie, des observations qui tombaient à côté et provoquaient les sarcasmes. Elle avait progressivement renoncé, préférant ne pas être vue qu’être moquée.»
Adèle observe le monde bouger du haut de sa fenêtre, au dessus de la foule, loin d’une existence, de tout, en retrait, regardant les autres sans participer à l’effervescence parisienne, à la jeunesse, un albatros au dessus des vagues qui une fois posé au sol ne sait pas quoi faire de ses ailes rêveuses, de son existence.
Rien.
Elle n’est rien, transparente, invisible, à peine elle, à peine une jeune fille qui pourrait aimer ou vivre tout simplement. Elle n’existe pas, s’isole dans le noir des écrans, derrière les combats quotidiens, en attente de ce que le monde voudrait qu’elle soit, en attente d’une histoire, la sienne, celle qui la ferait naitre, lui donnerai vie, chair, émotions, identité.
Adèle, une mécanique déréglée, perdue entre son plexus et son estomac, entre un souffle qui ne vient pas, un courant qui ne passe plus, une cage thoracique verrouillée, une gorge et une bouche qui retiennent les sons, les mots, la vie, suspendu au temps qui passe, à l’air chaud et humide.
« Elle, elle était presque éteinte. Elle n’était pas vraiment là, étrange passerelle entre le monde des encore vivants et celui déjà des morts. »
13 novembre 2015.
Un soir où la puissance de la déflagration mortifère, terroriste, d’un concert parisien va lui donner forme, l’aider à redresser ce buste qui part vers l’avant, donner un élan, une reconnaissance, une identité à ce corps et cette âme qui ne tiennent qu’à un fil, celui minuscule du souffle qui passe dans sa trachée et retient les cris, la haine, la colère d’une existence invisible, bancale, douloureuse, solitaire.
Ce soir là, Adèle redevient Marianne, l’enfant nait il y a 24 ans. Adèle. Marianne. L’enfant. La femme. Celle qui donne naissance, l’enfant d’une république perdue dans ses traumatismes, comptant ses morts, ceux qui restent. Marianne, amie de Matteo, mort ce soir là. Adèle/Marianne, deux femmes en une, qui va faire de ce combat républicain, le sien, de cet événement, sa libération, sa naissance, son identité, sa vie, son existence mensongère.
« Qu'importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m'a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ? »
Il y a quelque chose de paradoxal dans ce premier roman de Constance Rivière, le paradoxe de la duplicité, l’usurpation d’une vie, le vol et les mensonges, la tentation, la dépossession et la compréhension, l’empathie envers le personnage principal, sa lente et miraculeuse naissance, le mécanisme psychologique qui se joue devant nos yeux. On entre dans la peau d’Adèle, participant à sa lente descente, son deuil, la reconstruction de sa vie, la volonté de comprendre les traumatismes, redresser puis perdre la tête, la quête de sens, le long processus d’un deuil qui ne peut se faire, la folie qui gagne. Comme un mécanisme, on pénètre dans le labyrinthe de la psyché, des dédales de l’âme et de l’existence, l’inconscient et la conscience. On entrevoit les pièges, croit à une volonté de renaissance, de reconnaissance. Ce qui pourrait paraitre démoniaque, criant d’un mensonge, d’une volonté de nuire, devient au contraire une mise en avant d’un abime, une existence, une matrice à ce reflet longtemps disparus derrière le tain d’un miroir.
D’une écriture tout en pudeur, retenue, en poésie (certains passages, notamment dans la description d’une errance parisienne sont d’une beauté inouïe), Constance Rivière défile la pelote de laine, tisse son histoire, nous emmenant dans les méandres psychologiques de l’âme, de la quête et l’usurpation d’identité, dans ce lent processus de guérison, de prise en charge des traumatismes. Plus d’une fois on souffre devant le manque d’air, la rythmique condensée, l’abandon, la peur et des vies qui se cognent aux murs de la République, aux murs d’une chambre, aux dérives psychiques. Et ce qui au début dérange devient la mélodie nécessaire. Le phrasé révèle une nouvelle énergie. On glisse dans ce portrait, celui d’une femme à la dérive, une femme en quête de sens, de vie, d’identité.
Un roman comme une nécessité : celle de comprendre que derrière chaque être, un double peut surgir, une identité peut en voler une autre, dissimuler la folie sans qu’il soit possible de la déceler, comprendre les mécanismes de l’âme, jusqu’à tomber, se perdre dans ses propres dédales.
« On peut toujours réinventer le passé, surtout quand il n’y a pas de témoins. Mais empêcher la fausseté de surgir sous le regard attentif d’une mère, c’était impossible. »
« Il faut faire attention aux signes, ne pas les ignorer, sinon ils vous hantent, ils reviennent la nuit et prennent des formes terrifiantes. »
« Une fille sans histoire » de Constance Rivière fait partie de la sélection des 68 premières fois, édition 2019. A retrouver sur le site, toutes les chroniques des éditions passées et de celles en cours ainsi que les diverses opérations menées.
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