Sante Fe vingtième jour.
Saisir les étincelles à la racine. J'aime bien l'image, on dirait un bouquet crépitant. Tu es douée pour les bouquets d'étincelles, et moi pour les fils dénudés qui pendent comme des fleurs coupées. Ici, malheureusement, les racines ne se saisissent pas dans un lit, ni dans le regard d'un homme amoureux. Elles filent comme les étoiles, dont les radicelles d'or éclatent dans la nuit.
J'ai compris une chose cette nuit - c'est souvent la nuit que je comprends les choses, le jour mon cerveau est une motte de beurre fondu. J'ai compris que la fin d'un amour, c'est un bête changement de focale. Un jour, on passe d'une vision monolithe à une vision morcelée. Je me rappelle très bien du jour où F. a cessé de m'aimer. Quelque chose a changé dans son regard. Un jour, j’ai cessé d’être ce bloc de rêve douloureux pour devenir un assemblage de détails : un nez, une boucle, un cil, une épaule, une main et crois-moi ou pas, en voyant son regard me détailler en pièces, j'ai presque eu pitié de lui. Sa déception a dû être lourde à avaler pour lui aussi, et ce jour-là il m'a fait l'effet d'un enfant ouvrant son cadeau : le papier doré, brillant est une promesse, mais le cadeau, lui, est une réalité. Son sourire s'était pareillement figé, sa main, glacée, le rêve était enfui. Restait un fouillis de papier froissé, un ruban échevelé, et une femme en morceaux. La masse compacte et idiote du réel.
J'atteins les tréfonds de la lose. Je te raconte : ce matin mon téléphone a vibré et j'ai cru que quelqu'un pensait encore à moi quelque part dans le monde. Et c'était le cas : ce foutu magasin de fringues à Ghost Town pense à mon anniversaire, Bravo Miss J. un cadeau vous attend, est-ce que ce ne serait le moment de songer à vous faire plaisir ? Heureusement que j'ai le sens de la dérision, c'est le genre de message à se flinguer, imagine le mec qui reçoit ce genre de texto le jour de son anniversaire alors que personne ne lui écrit jamais, sauf son magasin de piquette ou de pêche à la mouche. Mais je n'ai aucune envie de mourir. J'aime la vie intensément, je crois que j'éclate en-dedans.
Quand j'y pense, toutes les deux on est parties renaître de nos cendres. Toi dans la ville, moi dans le désert. Toi, dans la foule, moi dans la solitude. Toi dans le blanc, moi dans l'ocre. Toi dans la neige. Moi dans la fournaise. Toi dans les bras d'un homme, moi dans l'étreinte du vide. C'est drôle de nous imaginer toutes les deux dans deux endroits opposés du monde et de différentes nuances de blanc : la neige de Montréal et la poudre de gypse blanche du Nouveau-Mexique.
Je vais me déboucher une bière, tiens, tant qu’à faire dans le cliché !
C.
Montréal, nuit blanche.
Des clichés, why not. Tu sais, peut-être que ce n’est que cela, la vie, l’amour, le reste, ce n’est que cela, un embrouillamini de clichés, un amoncèlement de déjà vus et pourtant sans cesse espérés, et peut-être est-ce pour cela qu’on s’y accroche tellement, pour vivre ces choses-là, ces choses qu’on imagine être vécues par tous les autres : un feu d’artifice un soir de fête, un petit déjeuner au lit qui rend les draps craquants, une robe qui s’envole au-dessus d’une bouche d’aération, deux mains qui se cherchent puis se frôlent au milieu d’une foule, un regard qui se pose sur nous et nous fait rougir et nous fait nous sentir belle, un orage qu’on écoute gronder comme si on l’entendait pour la première fois, l’amour foudre, l’amour déflagration, l’amour piquant comme des orties serrées dans nos mains, l’amour qui nous rend fou de rage, de folie, de bêtise, tous ces clichés-là, le prince, les moitiés, le grand amour. LE GRAND AMOUR. Vaste blague. Comme s’il n’y en avait qu’un, comme s’il existait tout court.
On en bouffe du cliché, on en dévore même, à pleines dents et le pire, c’est qu’on adore ça.
Et puis un jour on en revient, de toutes les images, elles disparaissent, on s’en remet, on finit par se lasser de ce cirque, on devient réaliste, on grandit. On prend un vol pour Montréal ou Santa Fe pour tout recommencer.
Le courage des oiseaux, tu te souviens ?
Si c’est ainsi qu’on continue, je ne donne pas cher de nos peaux.
Mais moi, je veux donner cher des nôtres, elles le méritent.
Nos peaux bien en chair, bien vivantes, nos peaux de femmes en flammes.
C’est la nouvelle lune, tu as vu ?
Elle est comme nous, en mue.
Take care.
L.
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